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ALAIN BERNARDINI "C'est dedans"
Du 9 décembre 2010 au 7 février 2011

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ALAIN BERNARDINI: TRAVAIL ET TRAVAIL D'ARTISTE

Entre le modèle artisanal de la techné et le modèle divin de la création, le moyen terme n’est pas artisan divin, démiurge, mais le travail, bien qu’il ait fallu du temps pour pouvoir penser cela sur le plan esthétique. La difficulté résidait sans doute dans la représentation du travail au XIXe siècle, qui rejoignait son étymologie latine du Moyen Âge ; « travailler » serait une déformation du verbe tripaliare signifiant torturer avec le trepalium, instrument auquel on attachait les esclaves pour les punir (1). « Nous n'acceptons pas l'esclavage du Travail », disait par conséquent un tract publié en 1925 dans La Révolution surréaliste (2) . Au contraire du travail, dans le travail d’artiste, il y a du rêve. « On raconte que chaque jour, au moment de s’endormir, écrit Breton, Saint-Pol-Roux faisait naguère placer, sur la porte de son manoir de Camaret, un écriteau sur lequel on pouvait lire : le poète travaille (3)  ».

Le travail d’Alain Bernardini porte essentiellement sur le travail ; mais à la première page du présent numéro de Sans niveau ni mètre, il présente une lettre du « corbeau » : « tu as un rêve », lettre faite avec des caractères découpés dans les journaux pour brouiller les pistes. Cette lettre sonne comme une dénonciation et une menace : Quel peut en être le rapport avec le monde du travail qu’il explore depuis vingt ans avec son caméscope et/ou son appareil photo, en travaillant avec des jardiniers, à l’hôpital, chez un imprimeur, etc. ?

Si le rêve semble incompatible avec le travail, c’est parce que la représentation du travail reste toujours en tension avec le travail d’artiste. Dans l’art il n’est pas étonnant qu’un rêve soit susceptible de modifier les conditions d’existence, alors que c’est le travail, tel qu’il est par exemple théorisé par Hegel, qui modifie les conditions d’existence. Il les modifie à tel point que l’esclave, contraint de travailler sous la coupe du maître, devient le maître de son maître, car c’est lui qui, par le travail, a acquis les compétences sans lesquelles le maître ne peut plus survivre (4). Or, les conditions existentielles du travailleur ont été, et ce à plusieurs titres, exclues de l’organisation capitaliste du travail. La dialectique du maître et de l’esclave n’est plus opérationnelle. De Schiller à Eco, en passant par Marx, plusieurs générations de penseurs ont théorisé cette exclusion sous la catégorie de l’aliénation. Non seulement, le travailleur n’a pas les moyens de capitaliser ses compétences, mais encore il contribue à transformer les conditions d’existence dans un sens qui lui est devenu étranger. Les tendances à l’œuvre dans le monde du travail – « dégraissage », élimination du « temps mort », augmentation de la cadence, rentabilité, professionnalisation, etc. – font non seulement que le travailleur ne peut plus se reconnaître dans le fruit de son travail, mais encore que dans le processus du travail, son existence à lui ne trouve ni place ni épanouissement possible, certes à des degrés divers selon le type et les conditions de l’emploi. Dans l’art, au contraire, le rêve s’est doté d’une force nouvelle, la rêverie romantique ayant été renforcée par tout ce que Freud a pu dire du travail du rêve : « l’artiste […] sait d’abord donner à ses rêves éveillés une forme telle qu’ils […] deviennent une source de jouissance pour les autres. […] Il s’attire leur reconnaissance et leur admiration et a finalement conquis par sa fantaisie ce qu’auparavant n’avait existé que dans sa fantaisie : honneurs, puissance et amour des femmes (5)  ».

« Tu as un rêve » est une dénonciation dérisoire ; elle inverse les sens. Le rêve n’est pas qu’une décharge pulsionnelle ; il prépare aussi à la réalité. Il est une expérimentation imaginaire et, face à la réalité, il pose les exigences du désir. Mais dans l’esprit de certains travailleurs qu’Alain Bernardini a rencontrés au cours de ses travaux, la représentation qu’ils ont eux-mêmes de leur travail n’a pas à être modifiée ; pour eux, elle est réaliste. Qu’elle soit amputée de diverses dimensions constitutives de l’existence, dont le rêve et le désir, cela ne les interpelle même pas. « Prends une bêche ! », lui a dit un jardinier, « laisse tomber ton caméscope ! », « mets-toi à notre place ! ». Au cours d’un très beau projet mené par Alain Bernardini à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, le syndicat CGT a même adopté la logique des « patrons » : « NON au gaspillage même ARTISTIQUE » s’intitule une pétition signée par près de 500 personnes, où l’on peut lire : « Ce projet dénature gravement l’image des professionnels de notre établissement. / Nos collègues du service technique ‘jardin’ ont déjà réalisé à l’entrée de Paul Brousse un arrangement floral des plus esthétique (6). » Entendez que cela suffit comme ersatz de l’art. Le « Monument d’images » devait présenter à l’entrée de l’hôpital les photographies du personnel de l’établissement, sur le lieu même du travail, mais dans des postures différentes de celles qu’ils adoptent en travaillant : un jardinier se poste sur son tracteur brandissant sa fourche comme la hallebarde d’un chevalier, une infirmière se tient debout sur un brancard si bien qu’on craint pour son équilibre ; une aide-soignante est assise sur un lit vide et fait montre de bijoux qu’elle n’a pas le droit de porter au travail, une autre s’esclaffe sans doute parce qu’elle n’arrive pas à s’allonger sur les fauteuils à accoudoirs. Bref, un jeu auquel beaucoup d’employés se sont tout de même prêtés en acceptant de montrer que les individus qu’ils sont ne peuvent pas être entièrement identifiés à leur fonctions professionnelles, quelle que soit la passion avec laquelle ils contribuent tous à soigner les patients. Il faut manquer singulièrement d’humour pour ne pas s’imaginer un sourire sur le visage d’un malade qui arrive à l’hôpital, accueilli dès l’entrée par ces drôles de photos. Le monument a finalement accouché d’un livre paru fin 2009. Qui ne s’en réjouirait pas ?! Seul le titre a persisté : Monument d’images. Il comporte, outre les 81 photos en couleur prises à l’hôpital, plus de 60 pages de documents divers qui ont ponctué le processus de mise en œuvre de ce projet.

Mais le « prends une bêche !, mets-toi à notre place ! » ouvre – sans le savoir – une interrogation intéressante sur le rapport entre le travail et le travail d’artiste. À quoi devrait-on s’attendre si le premier se modelait sur le second ou le second sur le premier ? Claude Viallat a par exemple conçu son œuvre en prenant le travail de production comme modèle, ce qui lui a permis de procéder à une critique du statut de l’artiste dans nos sociétés. Même si son travail est ainsi devenu quelque peu répétitif, le processus de sa production picturale enveloppe bien des imprévus et ouvre sur de nouvelles possibilités ; l’artiste souligne de surcroît que son travail reste foncièrement lié au plaisir de produire. Dans l’autre hypothèse, par exemple le travail de Laurent Marissal, le travailleur finit non seulement par adopter la posture et la démarche de l’artiste, mais encore il s’identifie à son rôle et fait sien son engagement. Il ne s’agit alors pas de transformer la vie de l’artiste en œuvre d’art, mais d’engager un effort substantiel en vue de la désaliénation de la réalité du travail (7). Il y a cependant un danger lié à cette hypothèse. « Nombreux liens existent entre les principes régissant l’activité artistique et ceux qui gouvernent aujourd’hui le monde de l’entreprise, écrit Laurent Buffet : l’autonomie, l’inventivité, la mobilité, le refus des hiérarchies qui ont longtemps distingué l’artiste du travailleur, au point de le faire apparaître comme une figure exemplaire de l’émancipation sociale, sont devenus les mots d’ordre incontournables du système de production. En étudiant la littérature de management, [Luc] Boltanski et [Éva] Chiapello ont démontré que cette coïncidence n’est pas le fait du hasard : la ‘critique artiste’ qui, dans les années 1960, trouva un large écho au sein de la société, aurait ensuite été sciemment récupérée afin de servir à la modernisation du capitalisme (8)  ». En apparence, le travailleur devient alors artiste. Il en adopte certes la posture, mais pas l’engagement ; le rêve n’y est plus. Les valeurs qu’il défend et les fins qu’il poursuit ne contribuent point à la désaliénation du travail, mais au contraire à renforcer la rentabilité du salariat en injectant des éléments « artiste » dans la production capitaliste.

Entre le travail comme objet de son travail et son travail d’artiste, quelle est l’attitude qu’adopte Alain Bernardini ? On peut la résumer en disant qu’aux travailleurs, il propose des échanges. Il arrive sur leur lieu de travail avec ses propres outils de travail, curieux de voir ce qui pourrait résulter d’une telle confrontation ? Quels peuvent être les objets de ces échanges ? Artiste, que peut-il échanger avec les travailleurs ? Un regard sur le travail : il y vient avec ses propres outils (appareils d’observation et d’enregistrement), quel regard portent-ils sur les siens et sur les leurs ? Un regard sur l’expérience : les jardiniers peuvent-ils lui apprendre à lire les traces et les indices que son caméscope et son appareil numérique ne saisissent pas ? Un regard sur la vie : lui-même employé d’une entreprise, il connaît le labeur, mais y a-t-il du rêve dans leur travail comme il peut y en avoir dans le sien, celui d’artiste ? Ses livres d’artistes permettent de suivre les échanges. Inspirés de la mise en page des Manga, ils témoignent de son commerce avec les travailleurs. Ils comportent des captures d’écrans d’enregistrements vidéo réalisés tantôt lors des rencontres quotidiennes avec les jardiniers des parcs du Nord parisien, et ce pendant de longues années (9), tantôt dans diverses entreprises bretonnes où le portrait collectif de salariés est obtenu par le truchement des photos prises sur le lieu de travail, mais pendant le temps de pause, d’attente ou de repos, temps mort de la production (10). Chaque séquence de photos est précédée d’une phrase informative, parfois allusive, par exemple : « Le neuvième jardinier n’est pas malade » ou « L’ouvrière à gauche ne danse pas. Les autres non plus ». Captures d’écrans, les photos sont de mauvaise qualité, mais l’attention est systématiquement attirée sur la couleur des outils de travail : « tondeuse orange », « cuve bleue ». Parfois, comme dans les pages de la revue Arène 2, les photos sont accompagnées du chronométrage (11). Mais les livres, ainsi que toute autre forme de présentation de son travail (articles de presse, expositions, etc.) ne montrent qu’un aspect de celui-ci : à savoir ce que l’« art » a retenu du travail, tandis qu’il y a aussi ce que le travail retient de ces rencontres, car le travail d’Alain Bernardini produit une interaction ; il est une négociation dont il peut résulter des prises de consciences touchantes, des modifications de conditions existentielles intéressantes. Un autre document émanant de la CGT marque en effet un grand pas par rapport à la désorientation du projet initial de Monuments d’images. « Acteurs, annonce cette missive, / [sur les photos d’Alain Bernardini] nous lisons la démarche à l’origine de l’œuvre, les accords, les refus, les incompréhensions, ce que nous avons appris. / Syndicalistes, / Ce que nous disent ces photos, c’est que derrière chaque poste de travail, il y a quelqu’un, une personne qui ne se réduit pas à la fonction qu’elle occupe » (p. 122). Le message est détaillé, mesuré, juste.
Une fois posée cette approche descriptive du travail d’Alain Bernardini, il est difficile de résister à l’impression que la théorie de la forme ouverte d’Umberto Eco est l’outil théorique idéal pour l’interpréter. En 1962, en effet, Eco écrit l’essai « De la manière de donner forme comme engagement et prise sur la réalité », qui sera adjoint à la deuxième édition de L’Œuvre ouverte, celle de 1965, mais traduit en français seulement en 2002 (12). Ce texte ancre la théorie de la forme ouverte dans la problématique de l’aliénation ; cette réflexion est donc pour Eco paradigmatique de toute activité humaine, l’aliénation étant définie à partir de Hegel et de Marx : « S’aliéner-à-quelque-chose veut dire renoncer à soi-même pour se remettre à un pouvoir étranger, se faire autre en quelque chose, et donc ne plus agir à l’égard de quelque chose, mais être-agi-par quelque chose qui n’est plus nous » (p. 11). Entendue de la sorte, l’aliénation ne peut jamais être entièrement supprimée, mais elle n’est pas non plus un facteur invariable ; le travailleur peut en prendre conscience et discuter avec elle. Eco pose donc la fonction désaliénante de la poétique de la forme ouverte, où interfèrent la connaissance du monde et l’engagement dans sa réalité. « L’art, pour avoir prise sur le monde, se coule en lui et en assume de l’intérieur les conditions de la crise, écrit-il, en utilisant pour les décrire le langage aliéné même dans lequel ce monde s’exprime : mais en amenant le monde à la clarté, en l’exposant comme forme de son propos, il le dépouille de sa qualité de condition aliénante pour nous, et il nous rend capable de le démystifier. Ici peut commencer l’opération suivante » (p. 35). Celle d’Alain Bernardini par exemple.


1. Alain Rey (dir.), Le Robert, dictionnaire culturel en langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, t. IV, 2005, p. 1553.
2. « La Révolution d’abord et toujours », tract signé collectivement, La Révolution surréaliste, n° 5, 1925, p. 31 ; édition des fac-similés de la revue : Paris, Jean-Michel Place, 1975.
3. André Breton, « Manifeste du surréalisme », in Manifestes du surréalisme, Paris, nrf/Gallimard, coll. « Idées », 1983, p. 24.
4. Voir : Georg W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, t. I, Paris, Aubier, coll. «Philosophie de l’esprit », 1977, p. 155-166.
5. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, trad. Samuel Jankélévitch, Paris, Payot, coll. « PBP », 1970, p. 354-355.
6. Alain Bernardini, Monument d’images, Valence, Captures éditions / Paris, 3-CA, 2009, p. 97.
7. Lire les deux livres de Laurent Marissal, Pinxit et Où va la peinture? (Pinxit II), Rennes, Éditions Incertain Sens, 2005 et 2010.
8. Laurent Buffet, « Le nouvel esprit du philistinisme », Exemplaires n° 0, 2010, p. 10.
9. Alain Bernardini, Vlan, Saint-Étienne, Université Jean Monnet et la Ville de Saint-Étienne, 2002.
10. Alain Bernardini, Vlan (2), Quimper, Le Quartier, 2004.
11. « Ça va mieux, ça va mieux… », in Arène 2. (entremise), n° 3, printemps 1998, p. 7-16.
12. Revue d'esthétique n° 42, 2002, p. 11-41, trad. Dominique Férault.