LE LIVRE D'ARTISTE CATALOGUE
Exposition du 8 janvier au 3 mars 2009, en partenariat avec le FRAC Bretagne
Vernissage le jeudi 8 janvier à 17h30
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LE LIVRE D’ARTISTE CATALOGUE. LE TROISIÈME COUP DE RASOIR
Il n’y a pas que le catalogue d’exposition qui catalogue. Il arrive que le livre d’artiste, sans être un catalogue, catalogue aussi. Mais alors il ne catalogue pas des oeuvres, car il est lui-même une oeuvre, une oeuvre qui catalogue. Cette sélection de livres d’artistes le montre suffisamment : « cataloguer », c’est « classer, inscrire par ordre », inventorier. Tel est l’objet de la nouvelle présentation au Cabinet du livre d’artiste : la « raison classificatoire » de ces publications, qui renoue avec le sens premier du terme « catalogue ». En effet, étymologiquement, kata-logos signifie « selon un ordre » : un classement rationnel, une présentation structurée d’éléments.
Lorsque le mot « catalogue » est prononcé dans le contexte de l'art, la pensée se tourne vers une publication qui accompagne une exposition et qui contient, en règle générale, les reproductions des oeuvres et une introduction, souvent écrite par un critique d'art, un poète ou par l’artiste lui-même. Mais à l'origine, vers la fin du XIXe siècle, le catalogue d'exposition avait une fonction strictement commerciale et s'apparentait en cela à d'autres catalogues : « liste de marchandises, d’objets à vendre ». Bien plus, l’origine des pratiques artistiques modernes est si amalgamée avec les pratiques commerciales que les dictionnaires français ont du mal à répertorier les acceptions spécifiquement artistiques des termes tels que « galerie », « exposition » ou « catalogue », termes désignant pourtant le modèle dominant de la présence de l’art dans les sociétés contemporaines. La galerie, si elle n’est pas un « lieu de passage ou de promenade, couvert, en longueur », pour le Robert ou le Larousse, est un « magasin où sont exposés des objets d’art en vue de la vente ». En tant qu’instrument commercial, le catalogue annonce et prépare la vente, mais en tant que pratique artistique, il prolonge surtout l’exposition au-delà de sa durée ; il vante certes la marchandise, d’où les reproductions d’oeuvres, mais surtout il est la trace des oeuvres exposées.
Or le trinôme commercial galerie-exposition-catalogue est devenu au cours du XXe siècle une véritable trinité de la pratique sociale de l’art, sans pour autant entraîner une réflexion – et donc une fondation – théorique. Le catalogue connaît alors un épanouissement extraordinaire. Il devient le document premier de l’activité artistique, parfois entièrement dégagé de ses servitudes commerciales. Source documentaire d’images et lieu de publication de manifestes et autres déclarations d’artistes, son impression est quelquefois différée pour intégrer les vues de l’exposition qu’il accompagne. Il arrive que ce soit l’artiste lui-même qui en assure la conception et la mise en page, afin de donner à cet imprimé l’esprit plastique de ses oeuvres et en faire – à la limite– une oeuvre à part entière. À tel point que le catalogue put un jour se passer de l’exposition : Seth Siegelaub, alors jeune marchand d’art, publia January 5-31 1969, catalogue accompagné d’une exposition, puis 1969 March 1969, catalogue seul, en lieu et place de l’exposition (1). Ce fut la deuxième fois en un siècle que la « lame de rasoir (2) » d’Occam, outil intellectuel du Moyen Âge censé radier les êtres superfétatoires de la théologie et de la métaphysique, trancha dans le vif de l’art : la première fois ce fut lorsque Marcel Duchamp abandonna la représentation de l’objet pour présenter à sa place l’objet lui-même, la seconde, lorsque Seth Siegelaub abandonna l’exposition au profit du seul catalogue.
À cette époque, le système des galeries fait l’objet de vives critiques et les artistes inventent diverses pratiques qui les libèrent du rituel de l’exposition. Le livre d’artiste notamment semble mieux réaliser la fonction d’exposition – assurer la visibilité publique de l’art – sans donner lieu à une nouvelle fonction rituelle (fétichisation de l’oeuvre et fétichisme du collectionneur), pour reprendre une des rares tentatives d’analyse du système des galeries, celle de Walter Benjamin, datant des années trente. Mais cette absence de légitimité théorique du système devient vraiment évidente au moment de la crise de la galerie, qui est d’abord une crise idéologique (refus par le système de tenir compte des travaux les plus subversifs), avant d’être une crise économique (notamment lorsque les loyers trop chers en centre ville ne permettent pas aux galeries non commerciales de se maintenir). C’est dans ce contexte que paraît en 1976 l’analyse de Brian O'Doherty, Inside the White Cube. The Ideology of The Gallery Space.
En apparence le catalogue échappe à ces critiques ; toujours prisé par les artistes et réclamé par le public, il supplante l’exposition, quitte à devenir autre chose : publication d’artiste dans le meilleur des cas, plaquette publicitaire dans le pire. Les livres d’artistes réunis ici permettent de poser – et justifient – l’hypothèse selon laquelle c’est précisément le livre d’artiste qui remplit une mission critique par rapport au catalogue. Libre – voire ironique – par rapport à la fonction commerciale et publicitaire du catalogue, le livre d’artiste, lorsqu’il adopte la formule de l’inventaire, renoue avec la « raison classificatoire » du catalogue dans son sens premier, et ce faisant, il renverse le rapport entre l’oeuvre et sa reproduction imprimée : plus d’oeuvres-objets en dehors de l’imprimé, objet reproductible qui devient le nouveau support de l’art. La « lame de rasoir » tranche donc une troisième fois !
Comme l’a montré Patrick Tort dans La Raison classificatoire (1989), l’acte de classer entraîne une prise de conscience due notamment au rapprochement d’éléments que d’habitude on ne voit pas ensemble ; aussi conduit-il fatalement au dépassement d’une simple classification structurante. Depuis le milieu du XIXe siècle, la démarche comparative est prônée comme inhérente à toute recherche engagée par les sciences humaines et sociales ; ce sont celles-ci qui ont inspiré à Christian Boltanski l’usage qu’il fait de la photographie. Le livre d’artiste s’avère être alors un support idéal pour ses opérations de récolte, de classement et d’inventaire de documents photographiques. S’engage ainsi, dans l’oeuvre de Christian Boltanski, une complicité originale entre les sciences humaines et l’art. Conçue selon le modèle de celles-là, sa pratique de la photographie contribue à coup sûr à réformer le regard, sa finalité n’étant pas la production de connaissances, mais la prise de conscience. En effet, l’inventaire de documents photographiques constitué selon un critère donné induit un regard interprétatif, détaché du piège de l’immédiateté, et conduit à un déchiffrement de ce que les photos rendent visible. Dès lors, la photographie peut enseigner bien plus que le simple ça a été: « J’utilise la photographie de manière non événementielle et sans idée d’instantanéité (3) », déclare-t-il. Le livre d’artiste qui classe et catalogue lui permet de limiter l’arbitraire du choix ou de la production d’images ; il met à distance une temporalité dramatique de l’image au profit d’une banalité typique qu’il sauve de la banalisation précisément par la mise en séquence. Si le regard que l’on pose sur les images est l’ultime retranchement de la liberté du sujet, c’est parce que sans interprétation pas de liberté. Simples catalogues d’images, les livres d’artistes de Christian Boltanski permettent de voir autrement et contribuent à sensibiliser le regard ; ce qui dans les sciences humaines rend possibles les opérations cognitives, prend dans l’art un sens politique.
Tout autre est la démarche de Claude Closky dans Mon Catalogue. Elle ne manque pas de dérision : Mon Catalogue, en effet, n’en est pas un. Ce n’est pas un catalogue au sens où l’artiste peut parler de son catalogue, mais plutôt une parodie du catalogue du consommateur d’aujourd’hui. Sur 238 pages, le livre rassemble mille notices promotionnelles provenant de catalogues de vente, qui glorifient tout ce qu’on peut acheter, marchandises banales ou sophistiquées, utiles ou superflues, qui se succèdent selon des filiations plus ou moins évidentes : « aspirateur sans fil », « aspirateur de table», « nettoyeur à ultrason », « nettoyeur vapeur », « liquide antigraffiti », « déperlant anti-calcaire », etc. Mais l’ensemble des articles est vanté selon une figure rhétorique qui les font déjà appartenir au consommateur par l’usage du pronom possessif : « Mon tapis de jogging », « Mon appareil multifitness », « Mon banc abdominal », « Mon rameur », « Ma corde à sauter », etc. Ici c’est l’accumulation qui est significative ; elle fait prendre conscience du retournement que produit la surabondance de la marchandise : ce n’est plus celle-ci qui est au service du consommateur pour répondre à ses besoins, mais le contraire. Une vie ne suffirait pas pour jouir de tous ces produits, un salaire pour les acheter, un corps pour les subir, une maison pour les contenir. Et pourtant la convoitise ne manque pas, en confirmant que la publicité d’aujourd’hui doit susciter le désir, alors que la réclame d’antan vantait les qualités des produits : « Mon moulin à légumes : c’est le secret de mes coulis réussis, de mes compotes et de mes bonnes purées de pommes de terre, comme seules mes grand-mères savaient le faire ». Mais c’est une critique à double tranchant, car autant son objet visible est l’assujettissement marchand des consciences, autant il est difficile de ne pas s’apercevoir que le geste de Closky vise indirectement les catalogues d’artistes, devenus – entre autres choses – un fourre-tout motivé par un espoir commercial.
Cependant, les livres d’artistes qui détournent ou parodient les catalogues d’expositions constituent une catégorie à part notre exposition. Les publications de Paul Devautour ou d’Hubert Renard sont exemplaires de ce genre. Faux catalogues, mais vrais livres d’artistes, ce sont des simulacres de catalogues, indiscernables par rapport à eux, sinon par quelques détails parfois infimes. Stille Gesten d'Hubert Renard, par exemple, est censé accompagner une exposition qui aurait eu lieu à la Kunsthalle de Krefeld en 1990 ; mais elle n’a pu avoir lieu, car à Krefeld il n’y a pas de Kunsthalle. Peut surprendre également le fait, mentionné dans le colophon, que l’impression a été réalisée par la reprographie de l’Université Rennes 2, sans parler de l’éditeur de ce catalogue de Krefeld: Les Éditions Incertain Sens. La réalisation de ces simulacres de catalogues n’est possible que si l’on a au préalable « déconstruit » l’objet imité afin d’en comprendre la structure, les symboles, les pratiques, les procédures autorisées, etc., c'est-à-dire le fonctionnement dans l’univers de l’art : quel est le sens du catalogue en tant que catalogue ? Implicitement, ces publications posent la question de savoir pourquoi les expositions d’art ont du mal à se passer de catalogue, notamment aux yeux de l’artiste. Le catalogue est-il un aveu de l’insuffisance de l’exposition ou de son incomplétude ? Est-ce l’effet d’une aliénation sociale de l’exposition ou de son caractère éphémère ? Si le catalogue en assure la communication, on peut se demander pourquoi le vernissage – une rencontre autour des oeuvres – n’y satisfait pas et s’il en est une trace, pourquoi les oeuvres ne sont pas des traces suffisantes en elles-mêmes ? Le livre d’artiste ne connaît pas de pareilles questions, mais il souffre peut-être d’un déficit : il ne suscite pas spontanément des rencontres directes autour de l’art. Le Cabinet du livre d’artiste, conçu selon le modèle des anciens cabinets de lecture, tente d’y apporter une réponse.
Le catalogue suggère un univers logique où chaque chose a sa place, comme dans une bibliothèque. Et pourtant, lorsqu’on range sa bibliothèque suivant les thèmes, les genres ou les périodes, il reste toujours des livres auxquels on ne parvient pas à trouver une place. Que dire alors de l’art, sinon qu’il ne peut y en avoir de catalogue ? Il y a donc souvent de l’ironie dans les catalogues-inventaires faits par les artistes, comme si on savait d’emblée que la réalité ne se laisse pas cataloguer, ou difficilement, et qu’il y aura toujours des choses qui n’y entrent pas. Les livres d’Edward Ruscha sont de ceux là : Various Small Fires and Milk de 1964 ou Nine Swimming Pools and a Broken Glass de 1968 semblent finalement contester la rationalité qu’ils mettent eux-mêmes en place. La réalité ne se laisse certes pas enfermer dans un catalogue, mais instrument intellectuel, arme subversive ou moyen de dérision, le catalogue trie et structure images, documents, objets ou textes. Sans être un catalogue d’exposition, le livre d’artiste peut devenir catalogue au sens premier du terme, moyen de collecter et de comparer.
Leszek Brogowski
1. Cf. Anne Moeglin-Delcroix, « Du catalogue comme oeuvre d’art et inversement », in Sur le livre d’artiste. Articles et écrits de circonstance (1981-2005), Marseille, Le mot et le reste, 2006, p. 207-212.
2. Guillaume d'Occam, philosophe scolastique anglais du XIVe siècle, théologien et logicien, ardent défenseur du nominalisme.
3. Entretien avec Irmeline Lebeer in L’Art ? C’est une meilleure idée ! Entretiens 1972-1984, Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 1997, p. 94.
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