Retour à l' index

DÉBALLAGE DE LA BOÎTE VERTE
du 26 septembre au 14 novembre 2013 (vernissage le jeudi 26 septembre à 18h)


. Galerie de photos "Déballage de La Boîte verte"

. Télécharger le carton d'invitation de l'exposition

. Télécharger le Journal du Cabinet du livre d'artiste n°30 au format PDF

 

L’AUTRE MOITIÉ DE LA QUESTION : LA BOÎTE VERTE DE LA COLLECTION D'ERNEST T.

« […] Il était facile de faire cette Boîte. Et amusant. J’ai quand même mis quatre ans à réaliser les documents, entre 1934 et 1940. […] J’allais chez l’imprimeur tous les jours. Je faisais tout moi-même. Cela m’a coûté très peu cher. […] J’ai fait beaucoup de choses en phototypie, en grandes feuilles (1). »

« Artiste-collectionneur » semble être une des facettes originales d’Ernest T. S’il convient d’en parler ici, c’est parce que La Boîte verte de Marcel Duchamp se trouve déballée sous les vitrines du Cabinet du livre d’artiste sur sa proposition, et de surcroît, elle provient de sa propre collection d’artiste. Notre interrogation – pourquoi souhaite-t-il attirer l’attention sur cette publication ? – est donc double : qu’y a-t-il en elle que l’on a pas encore vu ? et : qu’apporte à l’art le fait qu’elle soit présentée au Cabinet du livre d’artiste par un autre artiste ?

Une précision est d’emblée nécessaire, car à force de l’éviter, on risque d’en rater le sens. La Boîte verte fut publiée en 1934 à trois cents exemplaires par les Éditions Rrose Sélavy, 18, rue de la Paix (2). Rrose Sélavy étant une signature ironique de Marcel Duchamp lui-même (3), il s’agit donc d’une publication à compte d’auteur (4) de quatre-vingt-trois notes manuscrites, dessins et autres documents qui ont accompagné, entre 1911 et 1915, le travail préparatoire pour le « Grand Verre », réalisé, lui, entre 1915 et 1923, les deux portant le titre : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Il faut bien s’entendre sur le terme « publication », car il y a ambiguïté. Il s’agit d’une impression en phototypie (collotype en anglais), une technologie utilisée notamment pour l’impression des anciennes cartes postales ; c’est donc à l’aide d’un procédé industriel que Duchamp a choisi de réaliser les fac-similés des notes et dessins sur des bouts de papiers, de qualité et de nature variant d’une feuille à l’autre. Certains documents ont été imprimés en plusieurs couleurs pour restituer les traits de crayons rouges ou bleus, et la planche représentant les « 9 Moules Mâlic » a été coloriée au pochoir.

Et c’est là quelque chose que Marcel Duchamp ne dit pas ouvertement, tout en laissant des indications. Pourquoi fallait-il quatre ans, de surcroît après la date indiquée comme étant celle de la parution, pour réaliser La Boîte verte ? À la question de Pierre Cabanne : « Vous avez fait les 300 exemplaires vous-même ? », l’artiste répond (on est en 1966) : « Il ne sont pas terminés. Il en reste une centaine à faire. Les choses sont imprimées en paquets de 300. On fait une Boîte (5). Puis on prend les reproductions au fur et à mesure. […] On en fait des paquets de 25 à la fois. Il faut un petit mois, sans se presser, pour faire une Boîte (6). »  « Mais qui la fait ? », demande Pierre Cabanne. « Actuellement une jeune femme de ma famille, répond l’artiste. Avant, c’étaient d’autres personnes. Les vingt premières, qui étaient les vingt de luxe, où il y avait un original, je les ai faites moi-même (7). » Autrement dit, Marcel Duchamp imprime ou fait imprimer les fac-similés de ses notes et autres documents « par paquets de trois cents », mais récupère des feuilles qui ne sont pas encore massicotées au bon format. Et pour cause : une trentaine de papiers, certains très petits, ont des bords déchirés. D’autres sont découpés, mais en des formes irrégulières, souvent pas tout à fait rectangulaires. Pour produire les fac-similés, Marcel Duchamp a donc fait faire des découpes à l’aide de patrons en zinc pour chaque document (8) ! Nous faisons donc face à un paradoxe : tout le travail manuel, les efforts titanesques de découpage, etc., le temps que prend finalement la réalisation des trois cents exemplaires de La Boîte verte, produisent pourtant un résultat particulièrement non spectaculaire. La Boîte verte serait donc une publication en trompe-l’œil. C’est d’abord un livre qui n’en est pas un, car c’est une boîte dont le contenu est en désordre, mais que l’on peut toutefois ranger dans une bibliothèque comme on range les livres. C’est aussi une impression industrielle réaménagée à la main : peut-on alors y voir une « reproduction mécanisée » ? En tout cas, elle est parfaitement impersonnelle car une bonne part de la réalisation était confiée à d’autres personnes (comme plus tard chez Sol LeWitt). Tout semble donc être l’effet d’une illusion, comme au second degré (livre/non-livre, impression/non impression, production/reproduction, mécanique/manuel).

Dans cette seule description l’on peut déjà entr’apercevoir quelques une des raisons pour lesquelles l’attention d’Ernest T. se porte sur La Boîte verte : le rejet du travail manuel considéré comme fétiche, et par conséquent de l’unicité de l’œuvre, la valorisation d’une technique industrielle d’impression, ainsi que l’accent mis sur le processus d’élaboration de l’œuvre plutôt que sur l’œuvre comme aboutissement (faut-il rappeler que La Mariée mise à nu par ses célibataires, même fut déclarée par Duchamp « définitivement inachevée (9) » ?), la condamnation de l’art « rétinien » et le déplacement des accents de l’art vers le conceptuel, etc. De pareilles suggestions peuvent être validées par une double lecture, d’un côté, de l’œuvre d’Ernest T. (10), de l’autre, de divers propos de Marcel Duchamp : « Tout devenait conceptuel, c’est-à-dire que cela dépendait d’autre chose que de la rétine (11) » [48], disait-il à Pierre Cabanne, « C’était une sorte de prise de position intellectuelle contre la servitude manuelle de l’artiste » [51], ou encore : « C’était un renoncement à toute esthétique, dans le sens ordinaire du mot » [51].

Quant à l’art d’Ernest T., il interroge de manière particulièrement incisive le sens de la modernité, ses valeurs et ses limites. Pour le démontrer, il faudrait plus d’espace que n’offre un simple éditorial. On se limitera donc ici à trois exemples qui, tous, même lorsqu’il s’agit de la peinture, impliquent l’imprimé. Ainsi introduira-t-on la discrète approche ernestienne de La Boîte verte.

« L’artiste qui veut se faire un nom n’a pas trouvé mieux que de peindre son nom (12) », déclare Ernest T. Son nom étant « T. », depuis le 13 mars 1986, Ernest T. réalise les peintures nulles, ayant pour modèle les motifs géométriques de la culture arabe (autre chose que l’arabesque) dans lesquels une forme (en l’occurrence la lettre « T ») se répète et se compose avec elle-même en remplissant entièrement une surface. Peinte en rouge, jaune et bleu, ce qui n’est pas sans rappeler la peinture de Mondrian (à laquelle d’ailleurs il consacre également une attention de collectionneur…), cette lettre donne lieu à des tableaux abstraits géométriques, pratique phare de la peinture moderne. Mais chez Ernest T., ces tableaux apparaissent souvent au second degré, comme confrontés à l’incrédulité, et ce notamment à travers les imprimés, les tableaux étant soit intégrés dans des dessins satiriques ou des photos, soit accompagnés de divers commentaires imprimés, etc. Cet ensemble d’éléments du projet pictural d’Ernest T. interroge donc l’origine et le statut de l’abstraction dans l’art moderne, où s’affrontent deux traditions de la modernité. L’une, largement absente de l’histoire de l’art, celle des Incohérents qui privilégiaient systématiquement le ratage à l’idéalisation (Ernest T. fait la peinture nulle), est riche notamment d’un nombre impressionnant de monochromes, dont la justification était toujours anecdotique : l’abstraction avait besoin d’une plaisanterie ou d’un Witz pour exister (13). L’autre tradition, celle des avant-gardes, commence en 1911 et cherche systématiquement à légitimer l’abstraction par des théories très sérieuses et des conceptualisations raffinées, n’hésitant pas à flirter pour cela avec la théologie (comme chez Malevitch ou Mondrian). Les avant-gardes renouvellent-elles donc ou trahissent-elles la modernité qui se construit progressivement au cours du XIXe siècle ?

La question de la place de la conceptualisation dans l’art moderne est posée, précisément, dans Cloaca maxima – notre deuxième exemple – revue d’artiste dont les vingt-et-un numéros furent publiés par Ernest T. entre 1985 et 1988, souvent en compagnie d’autres artistes : le déplacement du curseur de l’art vers l’intellectuel – comme le prônait l’art conceptuel dans les années soixante-dix – suffit-il pour sauver les valeurs de la modernité ? Le titre de la revue, Cloaca maxima, est emprunté au célèbre ouvrage d’art de l’Antiquité, réalisé par les Romains : le « Grand égout ». Cloaca maxima canalise donc les immondicités du monde de l’art en en republiant – sans aucun commentaire – quelques spécimens, signés par les artistes, les critiques d’art, les hommes politiques, la presse, y compris spécialisée en art (14), les institutions… où l’on voit que l’intellect défend parfois les mauvaises causes, qu’une théorisation raffinée peut être nauséabonde, et que les concepts sont souvent orientés par des valeurs, invisibles à première vue, mais dont les enjeux sont indissociablement artistiques et politiques.

Cloaca maxima est donc une collection de documents. Mais Ernest T. collectionne pour comprendre, et non pour revendre. La confrontation de la peinture avec des collectionneurs est un motif récurrent de ses railleries : « – Il me semble que j’ai déjà vu ce tableau. Comment est-il intitulé sur le catalogue ? », demande un connaisseur à une jeune femme qui l’accompagne en galerie d’art. « Peinture nulle n° 167 », répond-t-elle. « C’est bien ce que j’ai pensé (15) », conclut ce spectateur avisé. Le collectionneur, au sens exclusif de quelqu’un qui achète de l’art, est un détournement de valeurs, surtout des valeurs cognitives.

Pour illustrer cette analyse, l’on peut se référer au rapport que Marcel Duchamp entretient avec la tradition du rire, encore pétillante dans la presse du début du XXe siècle. « Remarquez que je ne vivais pas du tout dans un milieu de peintres, mais dans un milieu d’humoristes, dit-il à Pierre Cabanne. À Montmartre où j’habitais [jusqu’en 1908], rue Coulaincourt, à côté de chez Villon, nous fréquentions surtout Willette, Léandre, Abel Faive, Georges Huard, etc., c’était tout à fait différent […] » [27]. Quelle compagnie ! On pourrait avoir l’impression que le jeune Duchamp est tombé dans un milieu d’anarchistes et d’Incohérents… Mais si l’on s’intéresse de plus près à ces « humoristes », on découvre qu’ils ont tous été antisémites et/ou antidreyfusards ! Bref, il ne suffit pas d’être caricaturiste (ni d’ailleurs de perpétrer des théories sophistiquées), pour défendre les valeurs de la modernité. Une caricature de cette époque qu’Ernest T. a choisie de reproduire dans le présent journal rappelle d’ailleurs qu’une violence pernicieuse contre l’art moderne s’exerçait alors dans la presse.

Quant à Marcel Duchamp, il affiche ouvertement son « intention d’introduire l’humour dans le tableau »[36, passim], mais l’exigence intellectuelle qui était la sienne l’a conduit à construire une œuvre camouflée, pleine d’artifices et de Witze. Au moment où il publie La Boîte verte, le philosophe nazi Martin Heidegger, suivi jusqu’à nos jours par une pléiade d’intellectuels de tous bords, écrit une conférence De l’origine de l’œuvre d’art (1935) en orientant la philosophie de l’art du XXe siècle vers la recherche de la « vérité à l’œuvre », en décalage complet avec le nouveau paradigme de l’art, critique et ironique, auquel Marcel Duchamp contribue grandement. Ainsi aveuglée, la philosophie a été pendant longtemps incapable de comprendre que l’accès à l’œuvre passe par un jeu de déguisement, par les faux-semblants, les calembours ou les mots d’esprit ; voire, simplement, par le faux, l’autre de la vérité. Et dans La Boîte verte en particulier, loin des facilités cocasses,  Marcel Duchamp installe une sorte d’humour platonique (16). On y reviendra.

Le troisième exemple provenant de l’œuvre d’Ernest T., c’est son intérêt pour Henri Rousseau, artiste emblématique de la peinture naïve, mais qu’il considère sans doute comme une figure exemplaire de la modernité. C’est Ernest T. qui a réuni dans son ancienne collection une série de tableaux perdus du Douanier Rousseau, réalisés d'après leurs titres et dimensions, et qui ont été exposés en 1994 à Mönchengladbach. L’entretien publié dans le catalogue de cette exposition permet de mieux comprendre les raisons du choix fait par l’artiste pour présenter la partie disparue de l’œuvre de Rousseau. Ses « esquisses montrent bien qu’il disposait d’une alternative quant au rendu pictural (17) », affirme Manfred Brunner, position qui correspond à la définition de l’artiste moderne proposée par Peter-Jürgen Sommer : « un artiste moderne sait qu’il peut, s’il le veut, maîtriser la perspective, mais s’il y renonce, c’est que son travail n’en a pas besoin (18) » ; même chose pour la couleur : « On pourrait dire que Rousseau emploie déjà la couleur librement – et dans l’esprit moderne – selon sa propre valeur (19) ». Et Sommer d’ajouter que Rousseau « a développé […] un langage pictural personnel qui s’éloigne complètement du naturalisme (20) ». S’il y a une conclusion dans cet entretien, elle s’annonce dès son début, dans les propos de Manfred Brunner : « Rousseau a été spontanément un artiste moderne plutôt que naïf (21) » ; et en plus développée : « Je pense que Rousseau n’a jamais eu une notion d’art moderne, qu’il ne comprenait rien à ces changements révolutionnaires qui avaient lieu en son époque. Il était et il restait profondément naïf. Sa naïveté lui imposait certaines limites qu’il était incapable de surmonter. […] Mais il disposait aussi d’une liberté non négligeable pour choisir ses moyens et les développer (22) ». Autrement dit, être artiste vraiment moderne, ce n’est pas tant suivre un mouvement, soit-il historique, que d’avoir cette liberté et cette spontanéité qu’Henri Rousseau a eues, et qui lui ont permis d’élaborer son propre langage. On pourrait en dire autant de Marcel Duchamp.

Ces exemples aident donc à reconstituer les raisons qui ont motivé Ernest T. pour présenter La Boîte verte de sa collection d’artiste au Cabinet du livre d’artiste. Sensible aux choix de valeur qui fondent la modernité, l’artiste réexamine l’histoire de l’art moderne afin de les repérer par-dessus les apparences (postures, formes ou pouvoirs symboliques) : valeurs artistiques et politiques, valeurs culturelles et intellectuelles, etc. En quel sens les retrouve-t-on donc chez Marcel Duchamp, en particulier dans La Boîte verte ?

Le rire – comme à la fois attitude critique et expression de joie – prend chez Marcel Duchamp cette forme particulière de l’humour « platonique » qui est un rire de l'intellect : compréhension et plaisir qui mettent en branle la pensée. Certes, le prénom « Ernest » signifie étymologiquement « sérieux » ; mais l’humour de Duchamp est énoncé le plus sérieusement au monde (sinon, comment pourrait-il être drôle ?) et par un sourire seulement on atteste de l’adhésion aux idées qu’il porte. Il en est ainsi par exemple de l’amour dans la quatrième dimension (23): « La quatrième dimension devenait une chose dont on parlait, sans savoir ce que ça voulait dire. Encore maintenant d’ailleurs » [29], ajoute Duchamp innocemment en 1966, alors que La Mariée mise à nu… porte, précisément, un projet très « platonique » de l’amour dont les déterminants charnels se trouvent surmontés dans la quatrième dimension : « L’intérieur et l’extérieur (pour étendue 4) peuvent recevoir une semblable identification (24). » Autrement dit – ruban de Möbius et bouteille de Klein pour preuve – la forme phallique de l’« Objet-dart » (1951) n’est pas un phallus (l’extérieur), mais le moulage du vagin (l’intérieur). Et cetera.

Une conception euphorique de la vie [90], non sans rapport avec ces idées « platoniques », peut d’ailleurs être considérée chez Duchamp comme ayant une valeur politique. Démystificateur, il ne croit pas « à la fonction créatrice de l’artiste » [21] et se méfie surtout du travail qui est devenu un facteur majeur d’aliénation capitaliste : « travailler pour vivre est un peu imbécile au point de vue économique » [19], dit-il d’entrée de jeu à Pierre Cabanne. C’est une occasion pour clarifier ce que veut dire chez Duchamp la réconciliation de l’art et de la vie. Non, il n’a pas fait de sa vie une œuvre ; affirmation pathétique et trop facile ! S’il peut affirmer que l’art c’est la vie, c’est parce que, par la force de ses choix, il a réussi à vivre une vie émancipée, désaliénée, une vie insoumise et sans contraintes : « J’ai compris à un certain moment qu’il ne fallait pas embarrasser la vie de trop de poids, de trop de choses à faire, de ce qu’on appelle une femme, des enfants, une maison de campagne, une automobile. Et je l’ai compris, heureusement, assez tôt » [19]. Mais, par ailleurs, « manger, toujours manger et faire de la peinture pour faire de la peinture sont deux choses différentes » [91] (25). Autrement dit, Marcel Duchamp a renoncé à une vie productive – « mon œuvre n’a pas été assez importante au point de vue numérique » [92] – pour se consacrer à une seule œuvre et ses alentours. Pensons : La Boîte verte regroupe les notes provenant d’une période de cinq ans, suivie de la réalisation de la Mariée mise à nu…, qui a duré huit ans, et les notes furent publiées plus de dix ans après la décision de l’« inachever », et en 1966, une centaine de Boîtes vertes ne son pas encore confectionnées : soit deux fois vingt-cinq ans de sa vie au total ! Pour consacrer sa vie à une seule œuvre, il faut une forme de conviction naïve, il faut savoir jouer pour la simple joie de jouer, c’est-à-dire ne pas craindre le regard du spectateur : « pourquoi ne pas éternuer m’a été commandé par la sœur de Catherine Dreier […] La pauvre femme n’a pas pu l’accepter, ça l’embêtait profondément ; elle l’a revendu à sa sœur Catherine qui, elle aussi, en a eu assez au bout de très peu de temps. Elle l’a cédé au même prix aux Arensberg. Cela pour vous dire que c’était une chose qui n’a pas été très bien vue. J’ai pourtant été très content de l’avoir faite » [81].

Quant aux valeurs artistiques, Marcel Duchamp est radical : d’un côté, il souhaite voir l’art sorti du cercle des valeurs esthétiques, en anticipant ainsi la « désesthétisation » de l’art à partir des années soixante, et, de l’autre côté, il est foncièrement méfiant par rapport à l’histoire de l’art : il avoue ne jamais fréquenter les musées [86-87], ne jamais visiter ou même faire des expositions [120-121], et considère que l’histoire de l’art est, « probablement, l’expression de la médiocrité de l’époque » [83]. Désillusionné, il ne soupçonne pas encore en 1966 que sa position d’artiste s’imposera universellement par la seule force de sa radicalité : « Pourquoi voulez-vous qu’ils la suivent ? On ne peut gagner de l’argent avec ça ! » [53]. Comme on le sait, Marcel Duchamp attachait au public d’une œuvre « autant d’importance qu’à celui qui la fait » [86] ; mais il ne perdait pas de vue pour autant un rôle ambigu du public. L’histoire de l’art, selon lui, en suit trop les goûts ; par exemple, « quand le cubisme a commencé à prendre une forme sociale, on parlait surtout de Metzinger. Il expliquait le cubisme, tandis que Picasso n’a jamais rien expliqué. Il a fallu quelques années pour se rendre compte que ne pas parler valait mieux que dire trop de choses. […] C’est plus tard que Picasso est devenu un drapeau. Le public a toujours besoin d’un drapeau […]. Après tout, le public représente la moitié de la question » [32]. Le succès d’un artiste n’est donc pas forcément le gage de la valeur de son art. Soit. Mais cette dernière formule exprime avant tout une conception moderne que Marcel Duchamp se fait de la rencontre de l’œuvre. L’œuvre émerge comme un signe vide, pur signifiant (26). Le signifié – le sens – qu’on le veuille ou non, est toujours à la charge du « REGARDEUR (27) ». Progressivement, dans un processus social complexe et parfois long, ce signe vide se remplit de sens. Autrement dit, le spectateur est responsable de l’art qu’il aime, des œuvres qu’il contemple et des artistes qu’il soutient. Mais seulement pour moitié ; l’autre moitié, l’œuvre – c’est-à-dire le signe dont le signifié est vide, du moins dans un premier temps – revient à l’artiste. C’est pour cela que, lorsque Pierre Cabanne demande à Marcel Duchamp quelle est sa propre interprétation du « Grand verre », l’artiste peut lui répondre : « Je n’en ai pas parce que je l’ai fait sans avoir d’idée » [51]. Il ne faut pas penser que Duchamp est ici faussement modeste en disant qu’il l’a réalisé sans avoir d’idées ; La Boîte verte est l’expression écrite de ces idées ; elles foisonnent. Mais il n’a certes pas fait le « Grand verre » en s’en représentant une interprétation… Il faut donc rester modeste devant La Boîte verte, car c’est un geyser d’idées dont on a du mal à maîtriser la cohérence ; la prudence voudrait qu’on se cantonne à cette autre moitié de la question : tâcher de suivre plutôt les idées de l’artiste.

C’est en effet dans La Boîte verte que semble se réaliser la synthèse, d’une part, du refus de l’esthétique et, d’autre part, de la pensée de l’œuvre, c’est-à-dire du processus de son élaboration. En parlant de La Boîte de 1914, qui a précédé La Boîte verte, Marcel Duchamp précise : « Je voulais que cet album aille avec le Verre et qu’on puisse le consulter pour voir le Verre parce que, selon moi, il ne devait pas être regardé au sens esthétique du mot. Il fallait consulter le livre et les voir ensemble. La conjonction des deux choses enlevait tout le côté rétinien que je n’aime pas » [52]. La fonction de La Boîte verte est donc celle du livre, même si sa forme ne l’est pas. C’est pour cela que l’on peut poser l’hypothèse selon laquelle La Boîte verte est porteuse d’une idée originale que Marcel Duchamp se faisait de la place de l’art dans la culture : le livre en serait une part inaliénable (28). Éditeurs de livres d’artistes, nous nous posons donc inévitablement la question : pourquoi personne n’a pensé à rééditer La Boîte verte afin qu’on puisse l’acheter pour trois sous chez son libraire ? C’est Ernest T. qui nous a proposé une réponse.

 

1. Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne (1966), Paris, Somogy, 1995, p. 97.
2. Id.
3. À défaut de trouver un nom juif qui lui plût, et pour changer de sexe, meilleur gage pour changer d’identité, Marcel Duchamp a forgé ce pseudonyme d’après une idée qu’il a trouvé chez Francis Picabia, ibid., p. 79.
4. Marcel Duchamp éditeur suscite récemment un nouvel intérêt, cf. Jérôme Dupeyrat, « Marcel Duchamp éditeur. L’élargissement de l’art au-delà du concept d’œuvre », http://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/meta/marcel-duchamp-editeur-lelargissement-de-lart-au-dela-du-concept-doeuvre/ [22.08.2013].
5. Il faut sans doute lire : « On fait une boîte », car Duchamp parle ici de la fabrication d’une boîte comme simple objet. Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, op. cit., p. 97.
6. Id. Sans doute veut-il dire : pour faire un « paquet de 25 » exemplaires.
7. Ibid., p. 98.
8. Marcel Duchamp, in Michel Sanouillet, « Dans l’atelier de Marcel Duchamp », Les Nouvelles littéraires, n° 1424, 16 décembre 1954, p. 5.
9. « Je regrette même de ne pas l’avoir fini, mais cela devenait tellement monotone, c’était une transcription, il n’y avait déjà plus d’invention à la fin », Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, op. cit., p. 81.
10. Ernest T., Opera. Catalogue chronologique, thématique, empirique et systématique, Limoges, FRAC Limousin / Dijon, FRAC Bourgogne, 2001.
11. Désormais toutes les citations provenant des Entretiens avec Pierre Cabanne seront signalées dans le corps du texte par le numéro de la page indiqué entre crochets.
12. Photocopie format A4, reproduite in Ope ra, op. cit., ill. n° 88, p. 38.
13. « En France, on peut considérer Paul Bilhaud comme le père fondateur du genre “monochrome pour rire”. Il fut cependant précédé par le belge Louis Ghémar, qui, en 1870, à Bruxelles, en avait présenté un spécimen unique. Dès la seconde exposition d’octobre 1882, Paul Bilhaud introduisit la monochromie aux Arts Incohérents avec un “monochrome” noir, Combat de nègres pendant la nuit. Il est peut-être à l’origine de la monochromie en couleur, avec P’tit bleu présenté également à cette exposition. L’année suivante, quelques artistes, notamment Allais et Cohl, donnèrent la contrepartie de sa toile noire avec des “monochromes” blancs, tandis qu’E. J. N. Allard présenta un “monochrome” bleu gris. En 1884, ce dernier exposa un “monochrome” noir pendant qu’Allais en donna un rouge et Coquelin cadet un bleu. En 1889, Paul Amillet, le jeune beau-frère de Bilhaud, l’imitera, exposant également un “monochrome” noir, Éclipse totale de soleil en Afrique centrale. » Corinne Taunay, Pour un catalogue raisonné des Arts Incohérents, Thèse de doctorat sous la direction de Pascal Bonafoux, soutenue à l’université Paris 8 le 15 juin 2013, t. II, p. 143.
14. L’interrogation, telle que posée ci-dessous, est quasi explicite dans Cloaca maxima : « Schnabel par exemple, dont la démarche est encore conceptuel, est un très grand artiste… / ARTENSION 11 été 1984 », Cloaca maxima, n° 4, avril 1986.
15. Ernest T., Opera, op. cit., ill. n° 180, p. 87.
16. Selon la définition que j’ai e ssayé d’en donner dans « L'humour platonique, ou de l'ironie à distance », in Witz. Figures de l’esprit et formes de l’art, Bruxelles, La Lettre volée, coll. « Essais », 2002, p. 37-54.
17. Manfred Brunner et Peter-Jürgen Sommer, « Des secrets mal gardés. Entretien sur Henri Rousseau », in  Henri Rousseau, der Zöllner. Bilder aus der Sammlung Ernest T, catalogue d’exposition, Mönchengladbach, BIS – Zentrum für offene Kulturarbeit / Köln, Hiltrud Jordan Galerie, 1994, p. 17.
18. Ibid., p. 11.
19. Ibid., p. 19.
20. Ibid., p. 15.
21. Ibid., p. 9, je souligne.
22. Ibid., p. 25, je souligne.
23. « Dans la Boîte verte, il y a des tas de notes sur la quatrième dimension. […] Cela travaillait dans ma tête quand je travaillais […]. J’ai pensé à l’idée d’un projection d’une quatrième dimension invisible puisqu’on ne peut la voir avec les yeux », Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, op. cit., p. 48-50.
24. Marcel Duchamp, « La boîte verte », in Duchamp du signe, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1994, p. 45.
25. Ce n’est donc qu’en apparence que Marcel Duchamp est en divergence avec la position d’Ad Reinhardt qui affirme que « l’art c’est l’art, la vie c’est la vie », « “Art-as-Art” » (1962), in Art-as-Art. The Selected Writings of Ad Reinhardt, Barbara Rose (ed. by), Berkeley / Los Angeles, University of California Press, 1975, p. 54.
26. Ainsi « Marcel Duchamp » est un nom qui peut appartenir à d’autres personnes que Marcel Duchamp, comme en témoigne la publication M. D., à paraître aux Éditions Incertain Sens, regroupant les signatures manuscrites des homonymes vivants de l’artiste.
27. Marcel Duchamp, « Alpha (B/CRI) tique », in Duchamp du signe, op. cit., p. 246.
28. Le carton d’invitation de la présente exposition propose une reconstitution partielle de la bibliothèque de Marcel Duchamp à partir du livre de Marc Décimo, La Bibliothèque de Marcel Duchamp, peut-être, Dijon, Les Presses du réel, 2002.


 

 










*CATALOGUES
Livres d'artistes
Collection grise
Collection Varia

*
CABINET DU LIVRE D'ARTISTE
Historique
Bibliothèque
Programmation
Journal Sans niveau ni mètre
Informations pratiques

*
ASSOCIATION
Présentation
Adhésion
Commande
Contact

Mentions légales

AGENDA

*À PARAÎTRE

*LIENS


fb