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PAPIERS À EN-TÊTE
Du 16 mai au 14 juin 2012 (vernissage le mercredi 16 mai à 18h)


À l'occasion de la parution des Actes de la journée d'étude Correspondances d’artistes: du brouillon à la lettre ouverte (sous la dir. de Camille Fosse et Lise Lerichomme), organisée dans le cadre du programme de recherche doctoral "Dits et écrits d'artistes : théories et fictions" dirigé par Christophe Viart, le Cabinet du livre d'artiste réunit un certain nombre de papiers à en-tête d'artistes:

ADEL ABDESSEMED . THIERRY AGULLO . LES AUXILIAIRES DU PURGATOIRE . IAIN BAXTER& . DIDIER BAY . DAMIEN BÉGUET MICROCLIMAT . JAN BERDYSZAK . MARCEL BROODTHAERS . PHILIPPE CAZAL . MARC CAMILLE CHAIMOWICZ . WIM DELVOYE PIETER ENGELS . IAN HAMILTON FINLAY . HERVÉ FISCHER . MARIO GARCIA TORRES NICOLAS GIRAUD . GLITCH . GYST . JOËL HUBAUT . IBK . INGOLD AIRLINES . MARTIN KIPPENBERGER . LAURENT MARISSAL . GEORGES MATHIEU . PIERRE MOLINIER MOUSSE VERTE, VIN TROUBLE, SILENCE SOUS LES ARBRES . OUEST-LUMIÈRE BENJAMIN PATTERSON . PÉRIL GRIS . RÉPUBLIQUE DU NEVERLAND . YANN SÉRANDOUR . DANIEL SPOERRI . SR LABO . THAT’S PAINTING PRODUCTION . ENDRE TÓT . SUZANNE TREISTER . UNTEL . FRÉDÉRIC VINCENT

. Galerie de photos "Papiers à en-tête"

. Télécharger le carton d'invitation de l'exposition


. Télécharger le Journal du Cabinet du livre d'artiste n°25 au format PDF




LES EN-TÊTES D'ARTISTES: DE L'ART-EN-EN-TÊTE

Aujourd’hui, on peut faire de l’art avec tout. Les en-têtes d’artistes, c’est comme de l’art au préalable: faire de l’art avant de commencer à écrire, faire de l’art avant de faire autre chose. c’est faire –c’est afficher – de l’art-en-tête : montrer que l’art peut accompagner les gestes et les moments les plus ordinaires de la vie de tous les jours –écrire une lettre, prendre des notes, ranger le bureau– mais les accompagner en en-tête. L’en-tête étant une enseigne sous laquelle apparaît tout (le) contenu couché sur le papier, l’intervention de l’artiste sur celui-ci lui donne symboliquement le statut de signe de reconnaissance englobant et rayonnant.

Nous adoptons ici l’orthographe la plus courante de l’«entête » et renonçons à jouer avec les mots, mais il est difficile de ne pas remarquer que l’art-en-tête du papier à lettres fait penser à la proximité des en-têtes d’artistes avec les pratiques de l’art conceptuel et de ses suites. Le choix d’artistes qui participent à l’exposition semble confirmer cette intuition.

S’intéresser aujourd’hui aux en-têtes d’artistes nous a paru d’autant plus précieux que la tradition épistolaire est en train de se perdre irrémédiablement au profit de la correspondance par e-mail, sms, Facebook, etc. Des correspondances qu’échangent les artistes il ne reste plus à présent que l’«historique » des e-mails, tandis que les en-têtes d’artistes témoignent de l’attention portée à la culture matérielle et plastique de ladite tradition, étudiée le plus souvent comme un exercice littéraire, attention qui du reste leur inspire la plupart du temps des réflexions critiques ou ironiques. C’est d’ailleurs la parution aux éditions Le Mot et Le Reste du volume consacré aux Correspondances d’artistes, préparé par Lise Lerichomme et Camille Fosse, toutes deux doctorantes à Rennes 2 sous la direction de Christophe Viart, qui a été le prétexte pour organiser cette exposition et ce notamment pour souligner la complémentarité de l’aspect matériel de cet exercice par rapport à son aspect littéraire et documentaire. À la science de l’interprétation (l’herméneutique), notre exposition adjoint la science de la description (la morphologie), comme le préconise l’approche actuelle de l’histoire de la culture écrite (1).

L’ensemble des documents réunis a été disposé en trois groupes. Le premier comporte les papiers à en-têtes conçus, dessinés, voire imprimés par les artistes. Ce sont des papiers à en-tête personnels, utilisés par les artistes pour leurs correspondances, l’art empiétant donc ici sur la vie. Certains documents de ce groupe méritent une attention particulière tant ils projettent des lumières sur le travail des artistes. Tel est le cas du papier à en-tête de Ian Hamilton Finlay, véritable trésor d’imprimerie: le choix du papier, l’usage de signes typographiques, l’emploi de la couleur rouge, le soin d’impression et de pliage, etc. – tout annonce un artiste qui incarne la culture d’imprimerie. La poésie l’a en effet conduit à l’autoédition, et il est devenu une des figures marquantes de l’histoire du livre d’artiste, fondateur en 1961 de la maison d’édition Wild Hawthorn Press, tout en restant sculpteur jusqu’à la fin de ses jours. Son papier à en-tête est donc comme une synthèse de son œuvre: le contenu de l’inscription renvoie en même temps à sa poésie, fascinée par l’antiquité grecque et le XVIIIe siècle, et à son jardin «Little sparta» à stonypath au sud de l’écosse, jardin sculpté en «paysages culturels», fait de motifs de l’histoire et de la philosophie, qui lui permettent de mener à sa manière une réflexion sur la violence mise en contrepoids avec l’harmonie du style classique. En haut du papier on peut donc lire l’adresse du jardin: «Little Sparta Stonypath, Little Sparta, Dunsyre, Lanark, Scotland», et en bas «Raspberry Republic» (république framboisière), désignant son jardin poétique.

C’est pour une toute autre raison que le papier à en-tête des «Auxiliaires du Purgatoire» mérite une attention particulière. Il s’agit en effet d’un document unique, un papier à lettre qui n’a jamais servi, car ce premier nom du collectif d’artistes Taroop & Glabel a été abandonné aussitôt pris. Cette enseigne est inspirée de certains éléments du tableau L’Escamoteur de Jérôme Bosch: la main de l’escamoteur, la baguette, les gobelets et les boules. On peut penser que cette enseigne propose une vision ironique de l’artiste comme «tricheur», «jongleur » ou «charlatan», autant de termes qui ont remplacé au cours de l’histoire celui d’«escamoteur» dans le titre du tableau, étant entendu que le tableau de Bosch baigne dans l’ambiance où l’incrédulité semble saper davantage le prestige des prestidigitateurs que les docteurs des destinées eschatologiques, dont le purgatoire. L’artiste serait-il donc devenu dans nos sociétés cet auxiliaire de la grande illusion, un bateleur exécutant ses tours d'adresse dans les foires publiques? Autant on peut regretter l’abandon de ce nom, certes un peu ampoulé, au profit de Taroop & Glabel (que l’on n’a sans doute pas encore fini de déchiffrer), autant notre exposition, qui exhume ce document, permet de remettre en jeu ladite question, plus que jamais d'actualité.

Dans le deuxième groupe de documents ont été réunis de vrais papiers à lettres affichant des en-têtes d’institutions fictives : institutions d’art (Musée d’art moderne Département des aigles de Marcel Broodthaers), entreprises (Ouest-Lumière de Yann Toma) ou structures géopolitiques (Ambassade de la République du Neverland). Ici le mouvement semble s’être inversé : c’est plutôt la forme courante et générique du papier à en-tête qui rejoint des projets d’artistes, tissant une trame complexe entre le vrai et le faux, le réel et le fictif, l’existant et le possible, le sérieux et le parodique, ou l’art et le non-art. Les papiers à en-tête apportent donc un sceau de réalité à la fiction sous les couleurs de laquelle l’art avance dans cette réalité.

Parmi les documents présentés se trouve une collection de sept envois de l’Ambassade de la République du Neverland, dont nous ignorons tout. il s’agit d’une action artistique consistant à envoyer à des personnes choisies des enveloppes affranchies de faux timbres, dont le titre et l’auteur sont parfois mentionnés, et que les appareils à cacheter de la Poste avalent et valident comme des vrais. À l’intérieur de l’enveloppe, un papier à en-tête de l’ambassade, avec en bas la devise de cette République: «le désordre plutôt que l’injustice ». Devise républicaine, mais en réalité sentence anarchiste en guise de réponse à un sujet typique du baccalauréat de philosophie; anarchiste, tout comme l’esprit de cette action consistant à produire des faux et à les mettre en circulation.

L’entreprise Ouest-Lumière de YannTtoma est, quant à elle, mieux connue, notamment à travers les campagnes de marketing qui en constituent l’essence, mais aussi grâce à un ouvrage scientifique: Les Entreprises critiques. La critique artiste à l’ère de l’économie globalisée (2). Si des zones d’ombre persistent dans la connaissance de Ouest-Lumière, c’est vraisemblablement parce que dans le monde d’aujourd’hui, comme l’écrit André Gorz, «la ‘propriété intellectuelle’ mais aussi le ‘secret d’entreprise’ deviennent impératifs. sans eux, pas de ‘capital cognitif’». En effet, selon Gorz, «la valeur d’une connaissance ‘est entièrement liée à la capacité de monopoliser le droit de s’en servir’» (3), et l’entreprise de Yann Toma imite bien cette situation. Nous avons nous-mêmes contribué à éclaircir les secrets de cette «entreprise critique » en publiant en 2005 l’ouvrage intitulé: Faut-il abolir Ouest-Lumière? Trois entretiens avec Yann Toma, artiste, président et citoyen. La première présentation des papiers à entête de l’entreprise (agrémentés de nombreux tampons et d’étiquettes) permettra sans aucun doute d’affiner la connaissance de son profil et de son métier.

Le troisième groupe de papiers à en-tête est réuni sous la catégorie générale de détournement. La réalité des documents se trouve ici corrigée, leur sens modifié, actualisé, amélioré, voire tourné contre lui-même. C’est précisément la théorie du détournement de Guy debord qui permet de comprendre une telle démarche, avec des changements nécessaires toutefois, car on détourne ici un document avec l’ensemble de ses éléments et non seulement une phrase, et surtout pas une phrase d’auteur. Cette théorie est exprimée dans ces quelques lignes concises: «Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de prêt la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste (4).» Dans cette catégorie, les «idées justes» de l’art inscrites sur les papiers à en-tête d'hôtels constituent une catégorie à part ; mais il y en a d’autres, à commencer par les «dépassements dialectiques» des documents administratifs, jusqu’aux détournements graphiques des logos.

Un bel, voire émouvant exemple de ce dernier cas est fourni par le projet de Suzanne Treister, From America to Zimbabwe, dont le principe, à la fois plastique et poétique, consiste à reproduire au crayon, à main levée, les papiers à en-tête de diverses institutions du monde entier, de A à Z. L’exemple d’un «dépassement dialectique», serait le contrat d’édition de Pinxit signé par Laurent Marissal avec les Éditions Incertain sens sur le papier à en-tête du Musée Gustave Moreau, comportant le logo du ministère de la culture, les deux en-têtes étant barrés et la page retournée «la tête en bas»; il faut ajouter que le projet de Pinxit consistait à récupérer pour l’art le travail vendu à l’employeur par nécessité d’existence. C’est d’ailleurs à notre connaissance l’unique exemple d’un paradoxal en-tête-tête-en-bas.

Parmi les travaux sur papier à en-tête d’hôtel, celui de Wim Delvoye, Anal Kiss, se distingue à la fois par sa beauté et par son ironie cuisante. L’idée de l’empreinte anale a été probablement lancée pour la première fois dans le monde de l’art par Salvador Dali qui désapprouvait ainsi le caractère humiliant et déshumanisé de l’emprunte digitale, dont l’inventeur est aussi celui de la sinistre science de l’eugénisme, Francis Galton. Cette critique implicite s’efface certes chez Delvoye au profit de l’allusion érotique, mais l’humanisme persiste malgré tout, notamment dans le rapport sans tabou au corps. La beauté de ces empreintes peut, selon le goût, concurrencer celle des empreintes de bouches, amoureusement laissées sur une lettre en guise d’en-tête, mais il faut être conscient que les en-têtes des hôtels ne sont pas pour rien dans ce jugement esthétique où l’imagination à une part si active.

C’est le grand Gustave Courbet qui a inauguré la voie sur laquelle se sont engagés les artistes réunis pour cette exposition. Il semble en effet avoir été le premier artiste qui a utilisé l’en-tête du papier à lettres pour lui faire porter le sens et les idées de son art. Comme en témoigne Pierre Courthion, «sur ses en-têtes de lettres il grave avec ostentation la devise: Gustave Courbet, maître peintre, sans idéal et sans religion (5) ». Le mépris de courbet pour l’académisme et pour son idéal de beauté inspire à Courthion le commentaire portant sur l’heureuse ambiguïté de sa formule: «sans idéal ! tout dépend du sens que l'on prête à ce mot ! courbet, le libre penseur, aurait voulu bannir dieu du ciel pour lui substituer l'apothéose de l'homme; il était gagné à cette cause un peu courte et pourtant très fraternelle qui, pour certains d'entre nous, fut encore celle de nos pères. Son idéal (il en mourra quoiqu'il en ait pu dire), ce fut celui des hommes de 1848: il avait le goût infini de la République (6).» Champfleury, ami du peintre et inventeur du terme «réalisme», a complété cette remarque par une autre: «Sans idéal et sans religion donne la main à la propriété c’est le Vol (7)» de Pierre-Joseph Proudhon.Iil est difficile de donner une conclusion générale sur les en-têtes d’artistes qui ne sont ni genre, ni phénomène, ni courant, mais une sorte de complément de pratique artistique. Deux observations permettraient peut-être de comprendre les raisons qui ont poussé Courbet à anticiper sur cette pratique, plutôt récente. La première est celles que font les deux commentateurs de sa devise: comme chez les artistes conceptuels, son engagement artistique a été inséparable de son engagement politique, et l’en-tête permet de placer ce principe de son art comme enseigne de l’ensemble de ses propos (la pipe et la devise: «sans idéal et sans religion» ont été utilisées également dans d’autres circonstances). La seconde observation met en relation l’autoréflexivité spécifique et unique de la peinture de Courbet, voire son interrogation constante –qui s’exprime également à travers ses écrits– portant sur le statut, la fonction sociale et le message politique de son art, avec l’exigence intellectuelle posée par l’art conceptuel ; l’en-tête est alors l’occasion de produire des messages au second degré.


1. Cf. Roger Chartier, Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle), Paris, Seuil / Gallimard, 2005, p. 8.
2. Saint-Étienne, Cité du Design Éditions, 2008.
3. André Gorz, L’Immatériel. Connaissance, Valeur et Capital, Paris, Galilée, 2003, p. 59.
4. La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, 1996, § 207, p. 198.
5. Pierre Courthion, Courbet raconté par lui-même et par ses amis. Tome I. Sa vie et ses oeuvres, Genève, Pierre Cailler Éditeur, 1948, p.21.
6. Ibidem, p.21-22.
7. Cité par Pierre Courthion, ibidem, p.179.