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INSERTS
Exposition du 21 janvier au 16 mars 2010 / Vernissage le jeudi 21 janvier à 18h

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INTERCALER L'ART DANS UN QUOTIDIEN

« Insert » est un anglicisme dont l’usage de plus en plus fréquent a eu raison de nous ; mais il a l’avantage de désigner en un seul mot deux types d’interventions pratiquées par les artistes dans la presse écrite depuis les années soixante : l’encart (papillon, feuillet ou livret indépendant, volant ou agrafé en page centrale mais pouvant être désolidarisé du « porteur »), et l’insertion (ajout d'un élément supplémentaire, encadré ou pleine page, dans un contenu éditorial). Dans les deux cas il s’agit généralement d’un espace publicitaire acheté dans un journal ou une revue (ou offert par eux), utilisé par l’artiste comme un support et un lieu alternatif de son art. L’exposition « Inserts » au Cabinet du livre d’artiste présente en effet des encarts et des insertions d'artistes dans des publications périodiques ; elle a été préparée par Aurélie Noury et Laura Le Marois, en collaboration avec Marie Boivent.

Mais la force du mot « insert » vient de son champ sémantique qui, dénotations et connotations confondues, renvoie à ce qui est devenu la hantise des artistes modernes : la réinsertion de l’art dans l’environnement quotidien de l’homme. Réaliser un « insert », c’est introduire l’art dans la vie quotidienne comme on glisse une feuille dans un quotidien, c’est l’immiscer dans l’environnement ambiant comme on incruste un encadré dans la page d’un hebdomadaire, c’est implanter l’art (encore un synonyme d’« insérer » !) dans la périodicité d’un temps ordinaire. Sacré nom d’insert !

L’analyse de cette pratique de l’art peut réserver des surprises ; pratique certes encore mal connue (1), et pourtant importante tant pour son abondance insoupçonnée que pour la qualité des interventions. Considérons les journaux et autres périodiques non spécialisés en art ( 2) comme supports utilisés par les artistes. On peut penser que le choix d’un tel support est essentiellement motivé par les avantages liés à l’entrée, ainsi opérée, dans l’univers de la communication : dans un périodique, l’art occuperait alors une place réservée à la publicité. Il faut d’emblée nuancer de telles idées et les ramener à la réalité. Abstraction faite de la façon dont est regardée et perçue la publicité dans un quotidien, abstraction faite aussi de son public, la paradoxale « loi du jetable » fait que plus le nombre d’exemplaires d’un imprimé est important, plus rapide sera sa disparition complète. Cette « loi » a été vérifiée sur plusieurs interventions d’artistes dans les journaux régionaux ou nationaux recherchés en vain pour cette exposition au Cabinet du livre d'artiste. Après quelques années, il devient en effet impossible de retrouver certains encarts ou insertions, pourtant parfois diffusés à des centaines de milliers d’exemplaires : ils existent dans le présent pour disparaître aussitôt, tout comme le quotidien est fait pour ne pas durer. C’est le propre de la communication. Les bibliothèques archivent certes les journaux. Il n’a pourtant pas été rare de trouver les pages recherchées arrachées ou les encadrés découpés. Dans certains cas, il s’agit visiblement d’une méprise de collectionneurs voulant à tout prix garder l’« objet » qui pour l’artiste n’a de sens qu’en tant que véhicule périssable d’idées ; dans d’autres, le geste de découper un encadré ne faisait qu’obéir à la consigne de l’artiste lui-même qui, tel Fred Forest, demandait par exemple de découper le trou que constituait l’encadré, pour regarder le monde à travers lui… au-delà de ce qu’en dit la presse. Paradoxe insoluble : d’un côté, l’art qui se propose d’intervenir dans le quotidien, et, de l’autre, la mémoire qu’on voudrait en conserver. Pour le résoudre, nous avons fait le choix de réactualiser le travail de l’artiste, en l’occurrence l’intervention de Fred Forest dans le Nord-Matin des 27 et 28 novembre 1988, c'est-à-dire de rejouer sur les pages de notre propre journal l’intervention de Fred Forest, qui se revendique « artiste de la communication ».

Il faut donc rectifier les idées reçues. Intervenir dans l’espace d’un quotidien, c’est certes profiter d’une diffusion sans commune mesure, mais c’est également adopter une attitude modeste et discrète, en partageant le sort du « jetable » condamné à la disparition : l’artiste renonce alors à vouloir capitaliser son nom dans des objets voués à durer, et choisit plutôt d’intervenir dans le présent, de tenter d’en incliner le cours en produisant une surprise ou une prise de conscience. L’intervention de Fred Forest dans Nord-Matin a d’ailleurs été reconstituée à partir de quelques photocopies fragmentaires fournies par l’artiste. En effet, les aléas de la conservation muséale de ce type de documents font que notre exposition présente quelques inserts très recherchés, mais absents des meilleures collections publiques. En règle générale, la démocratisation de l’art sous la forme d’imprimés d’artistes, à la limite éphémères – comme le sont littéralement les quotidiens –, se manifeste entre autre par un renversement de la logique des archives, qui peut désormais échapper aux institutions artistiques classiques, se déplacer vers les bibliothèques (3), reposer de plus en plus sur la mémoire entretenue par les artistes eux-mêmes, ou simplement se décentraliser vers un nombre potentiellement illimité d’archives alternatives.

Enfin, certains numéros de périodiques ont été retrouvés dans les bibliothèques, mais reliés en d’imposants volumes dans lesquels leur caractère léger et éphémère est irrémédiablement perdu. La bibliothèque universitaire de Rennes 2 a généreusement accepté l’élargissement de notre exposition qui se poursuit ainsi dans ses locaux où plusieurs de ces gros volumes, ouverts, seront présentés au public. Il faut donc préciser d’emblée les objectifs que l’on peut raisonnablement assigner à la présentation d’encarts et d’insertions d’artistes au Cabinet du livre d'artiste, et ne pas perdre de vue le fait qu’elle en déforme le mode opératoire, voire le mode d’existence. Ces propositions, censées être découvertes au hasard d’un feuilletage, prévues pour atteindre par surprise un lecteur non averti, se retrouvent maintenant figées sous vitrines et perdent leur sens originaire dès lors qu’une partie de leur contexte – notamment le reste du périodique – est occultée. Mais cette immobilisation et cet enfermement des inserts est aussi l’occasion de confronter des pratiques, de mettre à jour différentes conceptions de l’art, de dévoiler des stratégies de diffusion qui de toutes façons seraient « perdues » pour qui ne les a pas croisées ; remarquons qu’il peut arriver aussi, à l’inverse, qu’une telle présentation d’archives d’inserts apporte, après coup, un éclairage sur une rencontre fortuite passée, restée inexpliquée. La présentation des inserts au Cabinet du livre d'artiste permet également de rappeler qu’il y a autant de façons d’exploiter le potentiel de la presse périodique, de jouer avec ses codes et de dialoguer avec son contenu, que de projets d’artistes (4), et que leurs situations et leurs statuts sont à chaque fois singuliers. En effet, les inserts s’inscrivaient à l’origine dans une logique de déplacement de l’art des galeries et des musées vers des lieux d’existence et d’expression qui les rapprochent du quotidien, mais les usages qui en sont faits par la suite, le jeu avec le fonctionnement de la presse, rendent souvent complexe leur mise en œuvre, et l’insert reste un phénomène artistique difficile à définir et à circonscrire.

Prenons l’exemple de Dan Graham qui est incontestablement l’un des pionniers de l’exploration de la presse comme lieu alternatif et nouveau support de l’art. En 1968, il publie dans le magazine de mode Harper’s Bazaar (5) le travail intitulé Figurative, datant de 1965 : simple ticket de caisse, il est imprimé dans toute sa banale modestie visuelle et sans commentaire ; seuls sont mentionnés le titre de l’intervention et le nom de l’artiste (6). Le travail est placé entre deux espaces publicitaires consacrés l’un à la marque de tampons hygiéniques Tampax et l’autre à la marque de lingerie Warner de sorte que le geste peut être compris comme une critique non seulement de l’impact des magazines sur la consommation (le ticket de caisse comme une anti-publicité par excellence), mais aussi de l’œuvre d’art en tant que marchandise dans la mesure où cet encart peut être interprété à la fois comme l’œuvre et comme sa publicité. D’ailleurs, le regard jeté sur cette page ne retient dans un premier temps que la photo d’une femme en soutien-gorge et le slogan fort allusif : « If nature didn’t, Warner’s will ». Mais lorsque ce ticket de caisse est reproduit sur la couverture du magazine Artforum d’octobre 2009, sans le logo de la marque Warner, sans la publicité pour Tampax, et avec le slogan publicitaire rogné (7), on peut se demander s’il s’agit toujours d’une insertion d’artiste. Le ticket apparaît désormais en face d’un visage de femme, comme si celui-ci faisait partie de l’œuvre. De surcroît, la note relative à l’exposition itinérante « Dan Graham : Beyond » au Whitney Museum of American Art, écrite dans ce même numéro par Hal Foster et censée justifier le choix de cette illustration pour la couverture, ne mentionne à aucun moment Figurative. Et pour cause. Ce travail, qui se voulait discret, critique et indépendant du circuit fermé de la presse spécialisée, se retrouve propulsé en première de couverture d’Artforum, une des revues d’art les plus diffusées au monde. N’assiste-t-on donc pas là à une récupération de la pratique de l’insert, du moins à une volonté d’institutionnalisation, contredisant ainsi le projet qui l’a fondée et lui faisant per-dre le caractère critique et « intempestif », tout du moins inattendu, des insertions ? Une telle tendance est déjà perceptible à partir de la fin des années soixante-dix ; dès 1985, Dan Graham analysait lui-même, avec beaucoup de lucidité, le fonctionnement en « circuit-fermé » de la presse artistique, et la difficulté d’intégrer ce circuit pour tout artiste cherchant à se faire reconnaître : « La revue d’art, écrivait-il, est financée par les publicités, qui, à une ou deux exceptions près, proviennent des galeries qui présentent des expositions. Il s’ensuit que, d’une certaine manière, on doit s’occuper des annonceurs puisque leurs expositions doivent faire l’objet d’articles à l’intérieur du magazine. […] Les revues d’art dépendent financièrement des galeries d’art, de même que l’œuvre exposée dans une galerie dépend de sa reproduction photographique qui déterminera sa valeur dans les médias (8) ».

Quelle conclusion tirer de ces expériences contradictoires de Figurative ? L’insert d’artiste dans la presse écrite réalise pleinement son sens en épousant le présent que détermine la périodicité d’une publication, mais dans son projet initial sont inscrites également sa valeur critique et sa volonté d’« infiltrer » la presse, malgré elle en quelque sorte (9), pour en détourner la fonction et l’utiliser comme support d’un art qui cherche son indépendance dans l’espace du quotidien. Mais le caractère imprimé, et dès lors multiple, de ces travaux amplifie le danger d’utilisations qui échappent à l’artiste. C’est pour cette raison que nous avons pris la précaution de préciser qu’une présentation d’archives d’inserts, si elle contribue indéniablement à la connaissance du phénomène, ne peut se substituer au phénomène lui-même. Elle incite à en faire le bilan, notamment à se demander jusqu’à quel point cette infiltration de la presse par l’art a pu troubler les relations établies, et à observer, à la manière de la « provocation expérimentale » des ethnosociologues, jusqu’où peut aller une telle action critique. On ne peut rendre compte objectivement de la nature du phénomène d’insert en la négligeant. Une publicité réalisée par un artiste, serait-ce sur son œuvre, est une chose, mais l’insert en est une autre.

1. Même si certaines ont acquis une célébrité indéniable, rares sont les études qui se sont intéressées au sujet. Parmi les tentatives d’exploration de ce phénomène, on peut mentionner le catalogue Extra Art, a survey of artists’ ephemera, sous la dir. de Steven Leiber, San Franscico, ccac/smart art press, 2001 ; le catalogue d’Anne Rorimer, New Art in the 60s and the 70s: Redefining Reality, London, Thames & Hudson, 2001 ou encore le récent catalogue EX Guide. We Interrupt this Program: Print Ads and TV Spots by Artists, Toronto, Mercer Union, 2009.
2. La volonté d’inscrire l’art dans des publications destinées à un public non averti redouble l’effet de déplacement. Mais, de l’aveu même des artistes, ce type d’opérations en dehors du milieu de l’art n’est pas toujours possible et les projets se voient souvent obligés de réintégrer les espaces publicitaires des revues d’art.
3. Le dépôt légal devient alors l’ultime rempart contre l’oubli et libère l’art de hiérarchies et sélections opérées par le marché et par ses institutions.
4. Notons au passage que ce type de projets existe également dans les livres, les catalogues d’exposition, voire dans les affiches d’expositions (tel est notamment le cas de certains inserts de Lefevre Jean Claude ; voir : Lefevre Jean Claude. Publications / éditions 1972-2007, Saint-Yrieix-La-Perche, Centre des livres d’artistes, 2008, p. 159 et sv.). Mais une publication périodique reste le lieu par excellence des inserts : plus facile à infiltrer en raison de son caractère éphémère, elle est surtout, en tant que réunion d’articles et de rubriques disparates, plus apte à ménager des espaces interstitiels, occupés pour une grande partie par les annonces publicitaires.
5. Dan Graham, Figurative, 1965, publié pour la première fois dans Harper’s Bazaar, n° 3076, mars 1968, p. 90 ; travail reproduit dans le catalogue Dan Graham. Œuvres 1965-2000, Paris, Paris-Musées, 2001, p. 93.
6. Le titre et le nom de l’artiste ont d’ailleurs été ajoutés par la rédaction contre son gré.
7. Artforum, vol. XLVIII, n° 2, octobre 2009.
8. Dan Graham, « My works for magazines pages » [1985] in Ma position. Écrits sur mes œuvres, Dijon, Presses du Réel, 1992, p. 62-63.
9. Dans un autre contexte, Krzysztof Wodiczko définit avec précision une telle démarche : « infiltrer consciemment le système et […] le manipuler, tout en cherchant à savoir jusqu'où on est manipulé par le système », « A Conversation with October » in Critical Vehicles. Writings, Projects, Interviews, Cambridge, Massachusetts, London, MIT Press, 1999, p. 154.

Remerciements à Paule-Léon Bisson-Millet, Marie Boivent, Philippe Cazal, Laurence Corbel, Peter Downsbrough, Ernest T., Fred Forest, Anne Mœglin-Delcroix, Jean-Luc Moulène et Ghislaine Trividic ; aux Archives de la Critique d’Art (Châteaugiron), au Centre National de l’Estampe et de l’Art Imprimé (Chatou), à la bibliothèque des Champs libres (Rennes), à la bibliothèque universitaire et à la bibliothèque de section ALC de l’université Rennes 2, au Fonds Régional d’Art Contemporain Bretagne (Châteaugiron) et à la bibliothèque Kandinsky (Paris).



 

 










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