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LEFEVRE JEAN CLAUDE "LJC ARCHIVE : LES INVENTAIRES 1997/2007" . Galerie de photos "LJC Archive : les inventaires 1997/2007" . Télécharger le carton d'invitation de l'exposition . Télécharger le Journal du Cabinet du livre d'artiste n°9 au format PDF
ART ET PENSÉE : ART EST PENSÉ. SUR LEFEVRE JEAN CLAUDE L’enjeu de la controverse autour de l’art, qui a duré plusieurs siècles, a été, de manière plus ou moins voilée, sa confrontation avec la pensée. À tort ou à raison accusé de favoriser le divertissement, d’exciter les émotions au détriment de la raison, d’entraîner des comportements mimétiques, ou encore de susciter de dangereux désirs, l’art a souvent été perçu comme corrupteur de la pensée. En même temps, défendu comme n’étant ni un passe-temps, ni une simple décoration, ni un outil idéologique, il a aussi été analysé par les philosophes comme une forme spécifique de pensée. Kant l’a considéré comme une pensée sans concept, ce qui a permis de justifier une pluralité de sens qu’il engendre. Pour Hegel l’art a été une pensée incarnée, ce qui a permis de le considérer sur le même plan que la religion et la philosophie. La philosophie de Bergson a permis d’expliciter l’improvisation ou la virtuosité par l’idée du schéma moteur : une pensée qui s’exerce à même le corps. Freud encore a donné à l’art le sens d’une pensée inconsciente. Et la liste n’est pas close. On observera qu’à chaque fois un même modèle est mis en place : le philosophe, maître de la pensée, celui qui la détient dans sa forme canonique et normative, pense sauver l’art en lui inventant une pensée hors norme : une pensée autre, moindre ou au contraire incommensurable, estropiée ou magique, une pensée du corps, de l’inconscient, de la forme sensible, etc. C’est l’art conceptuel qui a commencé à remettre en cause ce modèle. Des positions radicales se sont imposées d’emblée, dès la fin des années soixante. Les artistes du groupe Art & Language par exemple ont commencé à pratiquer l’art sous forme du texte écrit, et Ian Wilson sous forme de la parole : sa pratique consistait à simplement discuter avec le public. De l’intérêt pour le langage comme forme plastique (Freud, futurisme, dada, poésie concrète, etc.), on est alors passé à l’art qui s’identifie à la pratique du langage, c'est-à-dire de la pensée, si toutefois, avec l’herméneutique ou le pragmatisme, on tient les deux pour identiques. Une question est tout de même restée sans réponse : en quoi réside la différence entre les textes d’Art & Language et les textes de la philosophie ? Cette position excessive cependant, outre qu’elle a finalement abouti chez Art & Language au retour à la peinture, a permis de mieux cerner l’enjeu que cette expérimentation a rendu lisible : comment, sans abandonner sa spécificité, l’art peut-il être l’expérience de la pensée de plein droit – simplement pensée –, et non pas d’une pensée magique, inconsciente, sensible ou autre ? Depuis la création de LJC Archives en 1983, Lefevre Jean Claude y apporte quotidiennement la réponse. L’art ne se ramène pas pour lui à une pratique textuelle. Il est un processus social d’échanges, de rencontres, d’expositions, de débats, mais aussi de lecture, de réflexion, de fabrication, etc. Les principaux acteurs de ces échanges sont les artistes, ou en tout cas on peut penser qu’ils doivent l’être ; en réalité, bien d’autres acteurs y interviennent : les critiques d’art, les commissaires d’expositions, les directeurs de galeries et de musées, les collectionneurs et marchands, le public, bien sûr, mais aussi l’administration de la culture, etc. Lefevre Jean Claude participe de ce processus en tant qu’artiste depuis le début des années soixante-dix ; la réflexivité de cette participation porte la solution originale du rapport de l’art et de la pensé. Il y participe en effet avec son calepin, et, crayon à la main, note jour après jour ses observations, ses réflexions, il décrit, parfois par le menu détail, les événements, les rencontres, les œuvres, les manières de faire propres aux artistes et aux institutions de l’art, etc. « Mes notations deviennent quasi quotidiennes (1) », note-t-il le mercredi 27 novembre 1985. Ses carnets constituent le fonds des LJC Archives, qui est un fonds vivant. Les documents n’y sont pas oubliés une fois entrés, mais au contraire, ils sont systématiquement repris, réécrits, complétés, recomposés, et parfois publiés. Le titre de son livre d’artiste Textes pour suite le dit assez bien, textes où l’on trouve cette note du dimanche 21 mai 1995 : « Dois me battre avec comme seul recours le texte, toujours à l'état d'ébauche ; esquisse sans cesse reprise…(2) ». Mais l’inachèvement n’est pas ici une fin en soi ou un style ; c’est la marque du caractère processuel de la pensée, de son inassouvissement qui oblige celui qui pense à reprendre indéfiniment l’exercice. « Penseur est qui re-pense […] et chez qui ce qu'il fait ainsi est principal (3) », écrit Paul Valéry pour souligner que ce qui est pensé n'est jamais assez pensé, car la vérité ne se laisse pas appréhender d'une manière définitive. L’art de Lefevre Jean Claude prend donc la forme du langage qui restitue le devenir artistique et lui confère un sens. En tant qu’artiste, il participe de manière active à la « vie sociale de l’art », y compris en répondant à des invitations ou en collaborant à des projets collectifs (expositions, publications, conférences, etc.) ; il l’observe, prend des notes, gère les archives. La gestion des archives entraîne la réécriture des notes, qui peut donner lieu à des publications ou des lectures expositions. Son travail d’artiste vise donc à appréhender ce qu’il appelle le « travail de l’art au travail (4) ». Tel un anthropologue, il pratique une observation participante, démarche introduite par Bronislaw Malinowski qui recommandait aux ethnographes d’« assister personnellement aux rites, aux activités, aux cérémonies, et [… de] s’informer de ce que […] pensent les indigènes (5). » Ainsi les objets, y compris ceux qu’on appelle « œuvres d’art », peuvent être d’un grand intérêt pour l’artiste qui, comme Lefevre Jean Claude, a conçu sa démarche comme un archivage des processus artistiques ; jamais cependant pour se substituer à ses descriptions analytiques et réflexives, car « l’objet ‘matériel’ – comme il le note le samedi 25 juin 1994 – est la marque, la trace résiduelle d’un échec dans la chaîne réflexive devant aboutir à une possible ‘présentation’ (6) ». Lefevre Jean Claude ne fait donc aucune concession pour donner à son art une forme habituelle d’œuvre comme objet. « L’exposition en galerie est par définition un non-sens au regard de l’activité art (7) », note-t-il dans le « Carnet # 36 ». L’objet peut tout au plus être une pensée figée, tandis que la pensée est un processus vivant. Le style, que l’on a considéré comme une façon spécifique à travers laquelle l’artiste pense le monde, pétrifie finalement la pensée. Lefevre Jean Claude a donc choisi la forme textuelle, le langage étant l’élément propre de la pensée. Et pourtant, toute publication en fixe provisoirement la forme pour le besoin de rendre public l’état du « travail de l’art au travail ». Le 2 juin 2000, recevant le dépliant de la fondation MAMCO à Genève qui lui a acheté une édition des Tableaux parisiens, il lit la notice suivante : « Lefevre Jean Claude, né en 1946. Les tableaux parisiens. D’une cloison l’autre, 1997, Collection Mamco », et note : « Avoir communiqué ces informations, cette formulation et en être déjà insatisfait… Le texte est sans cesse à réécrire… Comme la marche est sans cesse à reprendre (8) ». C’est parce qu’il fait le pari d’aller jusqu’au bout du caractère processuel à la fois de la pensée et de l’art, qu’il privilégie parfois la lecture exposition comme la façon la moins pétrifiante de la présentation publique de son art ; jamais répétée, structurée toujours par un dispositif original, la lecture exposition est une forme-devenir ; écrite, certes, mais seulement lue et non publiée, elle ne permet pas qu’on s’empare de la forme, toujours contingente, pour occulter la pensée dont le travail ne s’arrête pas au moment où elle est donnée en partage au public. Car penser, c’est travailler ; c’est travailler sans cesse. Et c’est précisément en refusant de considérer l’art comme la pensée tout court que les philosophes ont souvent cherché à l’inscrire dans un cadre où il serait fixé dans une essence immuable. « J’ai le sentiment, écrit Lefevre Jean Claude, que le ‘Philosophe’ ne s’intéresse que trop rarement à l’art comme système en constant questionnement ; un constat souvent évoqué dans les conversations entre artistes comme si la réflexion philosophique venait buter sur la réflexion artistique sans jamais trouver la clé (9)… » On ne prend pas assez garde pour comprendre que l’exercice de la pensée ne se ramène pas à un jeu intellectuel ou théorique, car les choix conceptuels sont des prises de position. La pensée nous implique d'emblée dans la réalité à travers le sens que nous lui donnons. Comprendre, c’est déjà prendre position. Interpréter c’est une façon de juger, même si aucun jugement ne saurait être ici sans appel. Kant a bien compris que penser c’est juger, même si cette affirmation a chez lui d’abord un sens technique : « penser c’est unir des représentations en une conscience (10) ». Or lier les représentations c’est décider du sens ou du non-sens de telle ou telle liaison, car on ne pense jamais dans le vide, mais dans l'épaisseur des choses et l’espace social. Il faut donc avoir le courage de penser, car penser c’est jouir de la souveraineté, et juger la réalité sans tenir compte des courants et tendances. Penser peut alors facilement devenir acte politique. Lefevre Jean Claude le sait fort bien : « L’artiste n’est accepté que contrôlé par les garants de l’institution : les fonctionnaires et les politiques (11) », dit-il en commentant l’expulsion d’André Cadere de l’exposition « Documenta ». Il porte des jugements fermes sur les événements et les pratiques, où l’on constate facilement l’indépendance de ses appréciations. L’exposition « Hors limites. L'Art et la vie 1952-1994 », « scandale » beaucoup apprécié par la presse pour son côté exhibitionniste, « reste encore le mode de dysfonctionnement privilégié de l’art » : « mettre en cause, de toute urgence, ce type d’exposition » (12). « Des mises en scènes d’opérations chirurgicales d’Orlan, véritable feuilleton infra-art, note-t-il le dimanche 28 septembre 1997, au vu desquelles je me sens intimement coupable de non assistance à corps en danger (13)… » Quant à l’exposition « Manifeste » de 1992 au Centre Georges Pompidou, bénéficiant d’un grand renfort médiatique, « cette idée de déménagement / chamboulement [est une] sorte de toilettage assez puéril (14) », écrit-il. Ces jugements sont souvent motivés par le souci de la mémoire historique. « Sur les tables, le gros livre sur l’art conceptuel paru chez Phaïdon. Pas de traces de Cadere, de Rutault, ni de Ristori bien entendu (15)… » Pendant des années Lefevre Jean Claude a effectué un important travail de mémoire autour de l’activité artistique de Cadere, avant que l’institution muséale ne se rappelle de son art et lui consacre enfin en 2008 une rétrospective relativement complète au MAMVP à Paris. Mais tout le travail de LJC Archives est un travail sur la mémoire du devenir artistique, aspirant à un art assumé en tant que pensée. Cela n’est en effet possible que si le processus conduisant à l’œuvre, fait d’une suite de pensées, de réflexions, d’expériences, n’est pas seulement implicite dans l’œuvre, mais explicitement exposé en tant qu’œuvre. Ses travaux d’artiste, que l’on peut désigner comme textuels, sont donc précisément des récits des « histoires » des œuvres, qui ont pris la place des œuvres, car l’histoire d’une œuvre c’est l’expérience de la pensée qui y a conduit. La pensée est en effet un événementhistorique. L'histoire est non seulement un rempart contre les modes et tendances du moment puisqu’elle est « la mesure d’une nouveauté véritable (16) », mais encore, plus profondément, elle « seule […] dit à l’homme ce qu’il est (17) ». Dans une période de crise, comme celle que nous vivons, aucun projet pour l’avenir n’est fiable s’il ne repose sur un bilan honnête du passé, ce qui vaut pour l’art autant que pour la société. Ces principes de la pensée étant posés, on peut à nouveau chercher dans l’histoire les prémisses de la pensée de l’art : chez Platon qui jugeait que la pensée, dont la poésie doit être le lieu, ne peut se réaliser à travers le spectacle des rhapsodes qui électrisent et font pleurer les foules ; chez Kant aussi pour qui l'art était le principe de mobilité de l'esprit humain ; chez Hegel encore qui fait le récit d’un véritable travail de l’art au travers de l’histoire. Penser, c’est rejoindre le mouvement historique de la pensée. Cette opération nous conduit ici à retrouver dans l'expérience du travail de l’art au travail de Lefevre Jean Claude un exercice radical, c'est-à-dire philosophique de la pensée. 1. « PRO 198587900 » in Textes pour suite / Pennadou da heul, Rennes, Éditions Incertain Sens, 2001, pages non numérotées.
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