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MANIFESTES, DÉCLARATIONS, ÉCRITS PROGRAMMATIQUES
En partenariat avec les Archives de la critique d'art
Du 22 septembre au 21 octobre 2011

. Télécharger le carton d'invitation de l'exposition

. Galerie de photos "Manifestes, Déclarations, Écrits programmatiques"

. Télécharger le Journal du Cabinet du livre d'artiste n°20 au format PDF


QU'EST-CE QU'UN MANIFESTE?

Le projet de la présente exposition est double. d’une part, il porte l’attention sur une forme imprimée d’art qu’est le manifeste artistique, forme qui marque la réalité de l’art depuis la fin du XiXe siècle, d’autre part il se propose d’honorer les archives de la critique d’art et d’en souligner la portée comme mémoire de l’art. À l’occasion de leur installation dans les locaux de Rennes 2 au printemps 2011, Flavien sorette a lancé un jour l’idée d’une exposition, favorablement accueillie par Jean-Marc Poinsot, fondateur de ces archives en 1988. c’est le thème des manifestes qui a été retenu et c’est donc à partir de ce fonds qu’ont été extraits les documents par Aurélie Noury, assistée de Laurence Le Poupon et Antje Kramer (1).

Il ne s’agit pas d’une exposition proprement historique. En effet, à l’ambition d’analyser la place du manifeste dans la réalité de l’art – ses enjeux, son statut, sa fonction – s’ajoute ici la contrainte de présenter les manifestes dispersés dans le fonds des archives de la critique d’art ; c’est une façon concrète de montrer l’importance des archives pour l’art, pour la recherche et pour nos étudiants. Chronologiquement, les documents réunis vont de 1936 à 1997, un extrait de chacun étant cité dans le présent Journal. On ne trouvera donc pas ici de manifestes futuristes, dada, situationnistes ou Fluxus, par ailleurs assez bien connus aujourd’hui par diverses publications. Un sens assez large a ici été donné au concept du manifeste, comprenant des documents ainsi intitulés, signés individuellement
ou collectivement par des artistes, mais aussi ceux qu’ont rédigés et/ou signés des critiques d’art, ainsi que d’autres textes programmatiques ou lettres d’artistes. Outre les manifestes, l’exposition apporte des documents périphériques qui permettent de les éclairer ; c'est là la force des archives. Ainsi le « Manifeste jaune » de Vasarely date de 1955 ; or, les archives possèdent un tapuscrit datant de décembre 1954 qui vraisemblablement est la première mouture du manifeste, inconnue du public. D’autres documents ont un statut particulier, comme les manifestes de Michel Journiac, qui tiennent autant du manifeste que du tract, de la publication, voire de l'œuvre à part entière, tel son « Manifeste du chèque », ou comme la célèbre « declaration of intent » de Lawrence Weiner, largement connue, mais ici imprimée sur un carton d'invitation de 1969 à anvers, sans doute une des premières occurrences imprimées de ses Statements.

Les archives fonctionnant par dossiers d'artistes, dossiers dans lesquels on trouve des lettres, des brouillons, des notes, des articles, des documents divers, des cartons d'invitations et autres imprimés – tout un monde de papier de bureau – on peut avoir l’impression que l’exposition illustre la thèse de Benjamin Buchloh sur la dominante de l’« esthétique d’administration » dans l’art conceptuel, impression que ne confirme pas l’analyse. Qu’est-ce en effet qu’un manifeste ?

Un manifeste est d’abord une déclaration écrite, que l’imprimé permet de rendre définitivement publique, qui expose un programme ou une position. Le manifeste est d’abord politique, et en tant que tel il prend son essor au XiXe siècle. Le plus connu du genre est sans aucun doute le Manifeste du Parti communiste rédigé par Karl Marx en 1848. La modernité de ses idées, la capacité d’articuler les aspirations de la classe ouvrière de son époque, ses qualités d’écriture enfin lui assurent certes une place de choix dans la littérature politique. Mais la spécificité du manifeste est ailleurs : il est un projet de la réalité à venir. Et c’est en cela qu’il est un manifeste politique, car sans le projet – sans le possible –, pas de politique. en tant que manifeste, il pose les principes de la réalité qui doit advenir et les op-pose à la description d’une réalité existante. L’analyse des quelques lignes de ce manifeste permet d’en dégager facilement le paradigme. Il dénonce d’abord la société bourgeoise où « ceux qui travaillent ne gagnent pas et ceux qui gagnent ne travaillent pas », société où « les idées de liberté de conscience, de liberté religieuse ne firent que proclamer le règne de la libre concurrence dans le domaine du savoir ». Du point de vue de l’existant, « la disparition de la culture de classe signifie […] la disparition de toute culture » ; mais du point de vue du projet de l’avenir esquissé dans le Manifeste…, il s’agit de supprimer une culture qui n’en est plus une, car elle n'est, « pour l'immense majorité, qu'un dressage qui en fait des machines ». À la place de la culture instrumentalisée par la production capitaliste doit désormais surgir, selon le Manifeste…, « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (2). Dans un manifeste, l’évocation et la critique de la réalité passée et présente n’a pour fonction que de mettre en valeur les principes d’une réalité future.

C’est dans ses emplois politiques que se constitue le paradigme spécifique du manifeste. Il consiste à considérer l’écriture comme projet qui structurera la réalité à venir au lieu d’être la description de la réalité dépassée du passé. S’il persiste dans le manifeste le discours qui rend compte de la réalité existante, c’est uniquement comme toile de fond sur laquelle se dessine les contours d’une nouvelle réalité qu’il annonce. Au lieu d’apporter une définition descriptive, le manifeste est une définition prospective. De l’une à l’autre, le rapport entre l’écriture et la réalité s’inverse : dans le manifeste, l’écriture précède la réalité, tandis que dans le travail de l’historien, la réalité précède l’écriture. Très rares sont au demeurant les théoriciens – Platon, Marx, Guy debord – conscients du fait que l’art se dit de ces deux manières différentes : soit on rend compte de ce qu’il est ou a été, soit – ce qui est propre à l’artiste – ce qu’il doit être et ce qu’il sera dans ses actions et ses productions à venir. Et c’est là toute la difficulté d’en appréhender correctement le statut : considéré comme un simple fait, le manifeste peut ne plus délivrer son pouvoir ontologique sur le possible, c'est-à-dire sur les temps seulement à venir. En l’opposant à la réalité existante, le manifeste annonce ce qu’elle sera à l’avenir, ou du moins ce qu’elle doit être. Il est un projet auquel seul l’avenir donnera (ou ne donnera pas) réalité.

C’est ce modèle politique de l’écrit destiné à façonner la réalité future qui sera retenu par le manifeste artistique, le paragraphe précédent pouvant en effet être relu avec l’adjectif «artistique » ajouté à chaque occurrence du mot « réalité ». Aussi flou qu’il ait pu être dans ses annonces, le premier des manifestes littéraires – qui pullulent à la Belle époque – est déjà construit selon ce paradigme. Lorsqu’il publie « Le symbolisme » dans Le Figaro du 18 septembre 1886 (Supplément littéraire) sous l’étiquette Un Manifeste littéraire (qui semble d’ailleurs provenir de la rédaction du journal), Jean Moréas oppose en effet le symbolisme, considéré comme la promesse pour l’avenir (« une nouvelle manifestation d’art était donc attendue, nécessaire, inévitable ») à d’autres pratiques courantes de la poésie : «ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche : à vêtir l'idée d'une forme sensible ». Le re-jet des pratiques stigmatisées de la poésie s’accompagne ici d’un pro-jet de sa forme nouvelle.

Avec le Manifeste du futurisme de Filippo Tommaso Marinetti, publié dans Le Figaro du samedi 20 février 1909, commence l’époque des manifestes artistiques. Paradigmatique, il l’a été, lui aussi, notamment par cette tautologie du manifeste et du futurisme : « Pour des moribonds, des invalides et des prisonniers, passe encore. c’est peut-être un baume à leurs blessures, que l’admirable passé, du moment que l’avenir leur est interdit… Mais nous n’en voulons pas, nous, les jeunes, les forts et les vivants futuristes ! » Le manifeste n’existe que par une prédiction du futur. comme beaucoup d’autres manifestes artistiques, celui-ci a également porté les traces puissantes d’un engagement politique, mais d’un engagement inhabituel pour les avantgardes, du côté de la « droite révolutionnaire », c'est-à-dire du fascisme naissant. d’aucuns le lui ont reproché, d’autres en ont tout récemment pris l’exacte contre-pied. Le Manifeste du futurisme prône en effet le culte de la force et de la guerre, confond « le militarisme » avec « le geste destructeur des anarchistes », glorifie « le mépris de la femme » et la démolition des musées et des bibliothèques, déclare la fascination pour l’« automobile » et la « mitraille ». La plupart d’autres manifestes artistiques, ceux de l’avant-garde russe et des dadaïstes en particulier, prennent – au contraire – partie pour la révolution, les uns pour celle d’Octobre, les autres pour celle de spartacus. Dans les premiers apparaissent souvent ensemble dans les titres l’art et le prolétariat (alexandre Bogdanov, 1918, Nikolaï Pounine, 1919, Boris Arvatov, 1922), l’art et la production (victor Piertzov, 1922), l’art et le travail (Vladimir Tatline et Alii, 1921), et enfin l’art et le « Proletkult » (culture du prolétariat, 1923) (3).

Ce sera à Kurt Schwitters de remettre les pendules à l’heure, lui à qui les camarades dadaïstes reprochaient dans un premier temps le manque d’engagement politique. Dans le Manifeste Art Prolétarien de 1923, l’artiste rappelle que les enjeux politiques de l’art ne sont liés ni à l’« illustration » des thèmes politiques ni à la prise de position « politique », mais à l’action réellement transformatrice de l’art dans la réalité, ce en quoi le manifeste joue précisément le rôle directeur. « L'art a le devoir d'éveiller par ses propres moyens les forces créatrices de l'homme […]. L'art que nous voulons n'est ni prolétarien ni bourgeois parce qu'il doit développer des énergies assez fortes pour agir sur l'ensemble de la culture au lieu de se laisser influencer par les rapports sociaux. […] Les prolétaires, dans la mesure où ils imitent le Bourgeoiskult avec leur Proletkult, sont précisément ceux-là mêmes qui soutiennent cette culture pourrie de la bourgeoisie et ce, sans en être conscients; au détriment de l'art et au détriment de la culture (4).»

Le manifeste artistique, quel qu’il soit et parfois malgré lui, apporte une vision historique – moderniste – de la création. Il désigne un champ existant de la culture comme expérience d’un épuisement créateur (toile de fond descriptif de la culture) et, par opposition, annonce un projet de création à venir (définition prospective de l’art). En tant que tel, le manifeste n’est pas une œuvre, mais il prépare des œuvres potentielles, il les déclare possibles. c’est peut-être pour cette raison qu’on dit parfois des manifestes que leur écriture est solennelle. On pourrait même dire que le manifeste est une prophétie, si ce n’était pas l’artiste lui-même qui le signait, lui qui se chargera ensuite de le mettre en oeuvre. Le manifeste augure donc ce que les œuvres inaugurent par la suite : la réalité envisagée comme possible et pro-jetée vers l’avenir par une écriture efficiente. Pourtant, la fonction projective du manifeste ne recoupe que très partiellement la fonction performative du langage; autant la lettre qui annonce la dissolution d’un groupe prend effet au moment où elle est rendue publique, autant le manifeste est seulement une anticipation de l’art à venir.

Dans cette mesure, il n’est pas une oeuvre et ne porte par conséquent pas d’esthétique particulière, celle d’administration notamment. si certains rares manifestes peuvent prétendre à ce statut, ce n’est pas en tant que manifestes ; d’autres conditions doivent s’y ajouter, par exemple leur forme imprimée, qui en principe s’éloigne alors d’une esthétique d’administration vers la culture de l’imprimerie. Car le manifeste n’est pas une oeuvre, il est un crédo, et un crédo moderniste. comme l’a montré Yve-alain Bois, en effet, c’est dans le credo moderniste que « l'accouchement du nouveau n'était possible qu'à travers une récapitulation du passé (5)». Or, le manifeste est le lieu même d’une telle récapitulation, fût-ce inconsciemment ou partiellement ; il récapitule une partie de la réalité passée et/ou présente pour anticiper, en s’y opposant, une nouvelle façon de faire de l’art, de nouvelles œuvres, une nouvelle réalité artistique, voire une révolution culturelle. Le manifeste est donc intrinsèquement lié à la naissance de la modernité artistique. Dans ce sens, il en est la condition de possibilité. si son apparition (et sa disparition ?) marque(nt) les limites de l’art moderne, alors l’exposition des manifestes présentée au cabinet du livre d’artiste donne à penser non seulement à la vivacité du crédo moderniste tout au long du XXe siècle, mais aussi à la complicité de l’art moderne avec la culture de l’imprimé. Concernant le manifeste, l’imprimé ne donne certes pas sa forme à l’art, mais il lui assure la publicité. La forme imprimée du manifeste n’est pas celle d’une oeuvre, mais d’une promesse de l’avenir dont l’artiste devient comptable devant la société du fait de l’avoir rendue publique.


1. Voir : Antje Kramer, Les Grands Manifestes de l'histoire de l'art : XIXème - XXème siècles, Paris, Beaux-Arts Éditions, 2011.
2. Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, trad. L. Lafargue, Paris, Éditions sociales, 1966, resp. p. 60, 65-66, 60, 60, 70.
3. Cf. Andrzej Turowski, Miedzy sztuka a komuna. Teksty awangardy rosyjskiej 1910-1932, Kraków, Universitas, 1998.
4. Kurt Schwitters, Merz, Ursonate, trad. M. Dachy, Paris, Lebovici, 1990, p. 109.
5. Yve-Alain Bois, « Historisation ou intention : le retour d'un vieux débat », Les Cahiers du MNAM, n° 22, 1987, notamment p. 59.