MAURIZIO NANNUCCI : LA QUESTION N'EST PAS LÀ NON PLUS
Exposition du 18 mars au 6 mai 2010 / Vernissage le jeudi 18 mars à 18h
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ARTISTE ET CHERCHEUR : MAURIZIO NANNUCCI, BOOKMAKER
Il est une distinction que beaucoup de chercheurs en art ignorent, celle de la rétrospective et de la prospective. Celle-là présente l’art qui a été, celle-ci annonce un art à venir. L’une est dans le consensus de l’avoir-été, l’autre prend le risque du possible. L’une est l’art de l’historien de l’art, l’autre est l’art de l’artiste. Le chercheur et l’artiste n’ont donc pas la même attitude face à l’art. Ils n’en ont pas par conséquent la même compréhension dans la mesure où l’un s’intéresse au passé et, plus rarement, au présent, l’autre à ce qui est sur le point d’advenir et à venir. L’un explore la réalité, l’autre la projette. Mais l’art est un seul et même objet. Il est seulement abordé de différentes manières par l’artiste et par le chercheur, car il est un objet historial. L’artiste connaît cet objet de « l’intérieur » : il en est la source. Aussi est-il le mieux placé pour en comprendre les logiques, les projets et les valeurs, mais en même temps il est exposé au risque d’une vue partisane et subjective. « Faire de l’art est un processus mental, déclare Maurizio Nannucci, mais le processus d’enregistrement et de communication est très important. (1) » Le chercheur, lui, connaît cet objet de « l’extérieur » : la distance critique lui confère certes plus d’objectivité, mais il lui est parfois difficile de saisir les intentions intimes de l’artiste. On pourrait donc formuler une question qui, même si elle est cruciale pour l’art d’aujourd’hui, va à l’encontre des logiques formalistes du monde des institutions, qui s’arrogent le droit de conférer sa légitimité à l’arT (2), à l’encontre aussi de la professionnalisation comme garante de compétence et de valeur : et si l’artiste était chercheur ou le chercheur artiste ? C’est la position que revendique Maurizio Nannucci et qu’il reconnaît comme hybride : « L’artiste dans son double rôle de fabricant et de médiateur de l’art (3) ».
Un trait essentiel de sa démarche artistique s’annonce peut-être dans cette revendication. Artiste, Maurizio Nannucci est en même temps chercheur, médiateur, collectionneur, communicant… C’est la question de la responsabilité de l’artiste par rapport à la société et à l’histoire, c’est la question des archives tenues par les artistes eux-mêmes. En l’accueillant dans le cadre universitaire du Cabinet du livre d'artiste, il est permis de mettre l’accent sur les parties de son activité d’artiste liées à la recherche. Certes, le champ de la recherche est lui aussi très institutionnalisé (4) et la posture de gentleman scientist est malheureusement jetée aux oubliettes ; on peut penser que Maurizio Nannucci la réactualise d’une certaine manière, à condition de ne pas oublier qu’il est chercheur en tant qu’artiste, et de ne pas perdre de vue l’ensemble de sa démarche.
En 1995, dans le cadre de la 4e Biennale du livre d’artiste à Saint-Yrieix-La-Perche, organisée par Monique Pauzat, Maurizio Nannucci prépare une exposition intitulée « Bookmakers » ; les livres d’artistes qui y sont présentés proviennent de Zona Archives dont il a été co-fondateur (5). Une publication a été réalisée à cette occasion dont la couverture se présente déjà comme un manifeste :
« LE LIVRE EST PARTOUT / INFORMATION / DÉMOCRATIQUE / disponibilité / médiatisation / distribution // LE LIVRE EST UNIQUE / PRODUCTION / EN UN SENS ORIGINAL / porteur des idées / exploration des concepts / matériaux divers // LE LIVRE EST COLLECTIF / EN RÉSEAUX / POUR LES PROJETS / communication / intégration / pratiques artistiques ».
Dans un entretien avec Gabriele Detterer, co-organisatrice de l’exposition, l’artiste affirme que « pour le Bookmaker, les œuvres d’art et les œuvres sur l’art se confondent en une synthèse en évolution constante ; autrement dit, ils représentent une sorte d’activité hybride ». L’hypothèse est donc ici clairement posée selon laquelle un « savoir de l’art » est un savoir sur l’art certes, mais aussi par l’art. Bookmakers, en apparence simple catalogue d’exposition, est non seulement un document artistique, mais encore un ouvrage de première importance pour toute recherche à venir sur les livres d’artistes. En effet, documents et livres d’artistes à l’appui, cet ouvrage cadre avec précision le concept même de livre d’artiste. Il rassemble :
1. Un entretien avec Maurizio Nannucci ;
2. Une anthologie des déclarations d’artistes, d’éditeurs et de critiques d’art au sujet du livre d’artiste ;
3. La liste des artistes présentés, ainsi que les reproductions de quelques-uns de leurs livres ;
4. Une bibliographie sur le livre d’artiste.
Ad 1. Résultant de ses propres expériences d’artiste, d’éditeur, de collectionneur de livres d’artistes et d’animateur d’un réseau d’artistes enveloppant plusieurs continents, l’idée du livre d’artiste que Maurizio Nannucci expose dans Bookmakers doit être considérée comme un concept régulateur. Il insiste sur le contexte de son émergence : « Ces années-là étaient riches d’expériences et d’expérimentations qui se plaçaient dans le contexte d’un engagement politique et idéologique soutenu ». Mais c’était aussi l’époque des « premiers pas de l’homme sur la Lune ». Force de l’imagination, audace politique et critique sociale, ouverture culturelle : « le livre d’artiste, dit Nannucci, s’est développé dans un contexte d’élaboration de nouveaux paradigmes de l’art. » Il le considère même comme « une forme d’art autonome », c'est-à-dire qui se donne ses propres lois, à la mesure des enjeux artistiques et politiques aujourd'hui, au lieu d’accepter celles que l’art a héritées du passé, comme c’est le cas du « livre illustré ». Une des conséquences de cette attitude est le fait que « l’art sous la forme d’un livre peut être tiré en centaines d’exemplaires et peut donc être vendu à des prix très abordables auprès d’un public très étendu, voire inattendu ». Le livre d’artiste, souligne encore Maurizio Nannucci, est « innovateur » et possède des « qualités particulières et très inspiratrices ». Le livre d’artiste est donc pour lui un objet vivant, une expérience d’actualité, une possibilité toujours ouverte.
Ad 2. Les documents d’artistes et de critiques, contenus dans Bookmakers, sont d’un très grand intérêt. Pensées s’élaborant au fil des expériences, elles surprennent par leur pertinence, que le temps a vérifiée, et leur complémentarité sans doute due au fait qu’il s’agit d’un phénomène mis en œuvre par une génération entière d’artistes. Même s’il est partisan, un choix de leurs déclarations pourrait former une sorte de définition écrite collectivement. Le livre d’artiste « ne contient pas plusieurs œuvres (works), comme un recueil de poèmes. Il est une œuvre ». (Dick Higgins, 1985.) « Deux sortes de livres d’artistes viennent à l’esprit quand on y réfléchit : le livre considéré comme œuvre d’art unique [livre de bibliophilie], et le livre (comme n’importe quel autre livre) auquel il arrive d’être agencé par un artiste. Le premier est une sorte de retour pré-gutenbergien, à la manière d’un manuscrit médiéval. Le second est un objet de production de masse qui peut incidemment être conçu pour être pleinement de l’art (artfully designed). » (Allan Kaprow, 1977.) « Le livre est un médium autosignifiant. Il ne requiert d’autre démonstration que la lecture et la participation active-mentale du lecteur. Il n’impose aucun système d’information autre que l’image imprimée et la parole. » (Germano Celant, 1971.) « Contrairement aux catalogues d’expositions, [les livres d’artistes] puisent surtout leur valeur à l’extérieur des catégories habituelles de la critique, de l’illustration et de la description littéraire. » (Tim Guest, 1982.) « Ils sont relativement peu chers à produire en masse. Et ils suggèrent des systèmes alternatifs de distribution. Il est intéressant de considérer les livres d’artistes du point de vue de la marchandisation, car cela oblige à imaginer la demande d’un marché plus large que celui d’autres artistes. » (Paul Mc Mahon, 1977.) « Je me réjouis d’offrir aux autres les livres que j’ai faits. L’art semble pur pour un moment et déconnecté de l’argent. Et puisque beaucoup de monde peut posséder le livre, personne ne le possède. Chaque artiste doit avoir une ligne bon marché. » (John Baldessari, 1977.) « Le livre est un véhicule d’idées d’art et en tant que forme d’art il a beaucoup d’avantages, dont la plupart peuvent être résumés par le mot accessibilité. Les livres provenant de l’autre bout du monde sont accessibles par la poste, dans les librairies ou les bibliothèques. L’accès au contenu du livre ne dépend d’aucun équipement ou milieu particulier. » (Clive Phillpot, 1976.) « Les expositions d’art vont et viennent, mais les livres restent là pour des années. Ce sont des œuvres en soi, et non des reproductions d’œuvres. Pour beaucoup d’artistes qui travaillent aujourd'hui, le livre est le meilleur médium. » (Sol LeWitt, 1977.) (6)
Ad 3 et 4. Quant à la liste des artistes présentés par Nannucci lors de cette exposition et à la bibliographie contenue dans le catalogue, elles reflètent volontairement les choix de l’artiste et ses affinités. Il n’en reste pas moins que John Baldessari, Christian Boltanski, Daniel Buren, James Lee Byars, Hans Peter Feldmann, Ian Hamilton Finlay, General Idea, Jenny Holzer, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Richard Long, Maurizio Nannucci, Giulio Paolini, Richard Prince, Edward Ruscha et Lawrence Weiner sont les pionniers de ces pratiques et, à ce titre, ont leur place dans l’histoire. Le choix opéré par Maurizio Nannucci dans Bookmakers reflète cette observation participante, pratiquée souvent par les anthropologues, que le réseau d’échanges entre les artistes a rendue possible, avec les aléas de cette méthode scientifique, mais dont le véritable enjeu, celui qui dépasse – ou plutôt précède – la vérité scientifique, est l’expérimentation d’un nouveau modèle de pratique artistique : celui-ci permet l’inscription de l’art dans la vie quotidienne, conteste les formes de l’art réservées à l’élite bourgeoise, bref, il met à l’épreuve le pouvoir démocratique du livre d'artiste.
L’espace limité du Journal ne permet pas d’aborder en détail le travail artistique de Maurizio Nannucci en tant que bookmaker, travail qui est « à la fois collecte de signes, traduction et publication (7) », pour reprendre une formule synthétique d’Anne Mœglin-Delcroix, et qui brasse les expériences de la poésie concrète, de Fluxus et de l’art conceptuel. Cependant, le seul ouvrage décrit ci-dessus justifie la place de témoin historique que nous lui avons réservée au colloque « Le livre d’artiste : quels projets pour l’art ? ». En effet, pour Maurizio Nannucci, le livre d’artiste n’est pas un objet simplement historique ; il est surtout, dès le départ, un potentiel et une possibilité. « La production de livres d’artistes était alors [à l’époque pionnière] un concept tout à fait neuf et vigoureux qui permettait une articulation très directe des messages de l’art », souligne-t-il. Ainsi se révèle la singularité de la recherche sur l’art telle qu’elle est menée par l’artiste. L’historien de l’art peut travailler sur des objets sans enjeux (cela peut même être un gage d’objectivité), mais pas l’artiste, dans la mesure où il travaille toujours sur des objets qui non seulement enrichissent l’histoire, mais aussi agissent directement sur l’avenir. Peut-être est-ce pour cette raison que la modalité particulière de la recherche artistique, celle de Maurizio Nannucci notamment, consiste à mettre l’accent sur le fait de trouver.
1. Maurizio Nannucci, Nothing is Original, catalogue de l’exposition au Sprengel Museum de Hanovre, 2002, n.p. Les propositions citées depuis ce catalogue sont extraites d’un texte intitulé « Nothing is Original », par Gabriele Detterer. L’artiste se les approprie, quitte à les réécrire, et les met en exergue dans ce catalogue, en guise de commentaire de ses travaux.
2. Voir la célèbre définition institutionnelle de George Dickie « Définir l’art » [1973], in Gérard Genette(dir.), Esthétique et Poétique, Paris, Seuil, coll. « Points Essais, 1992.
3. Maurizio Nannucci, Nothing is Original, op. cit.
4. Voir : Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques [1962], Paris, Flammarion, 1972.
5. « Zona est un collectif "non-profit" [« à but non lucratif »] qui a été fondé par des artistes à Florence en 1974. […] Zona a créé des liens entre les informations, les expositions et la documentation sur les pratiques d’avant-garde dans le milieu international de l’art. […] Dès 1985, Zona avait déjà organisé plus de 250 manifestations auxquelles ont participé des artistes venus du monde entier ». Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de « Bookmakers : Questions sur les livres et les archives d’artistes », in Bookmakers, Saint-Yrieix-La-Perche, Pays-Paysage, 1995, n.p.
6. D’autres déclarations de cette anthologie n’ont pu être citées ici, celles de Lucy R. Lippard, Ulises Carrión, Kate Linker, Maurizio Nannucci, Richard Kostelanetz, Daniel Buren et Douglas Huebler.
7. « Des livres, des enveloppes et des boîtes », in Maurizio Nannucci. À la fin trouver le mot du commencement, catalogue raisonné des éditions, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1994,n.p.
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