NUMÉRO ZÉRO
Du 4 septembre au 24 octobre 2007
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CRISE DU LIVRE
" Certes, on n’a jamais fait autant de livres qu’aujourd’hui, si on les compte en nombre d’exemplaires commercialisés. Mais la vente des livres de sciences humaines (histoire, philosophie, psychologie, sociologie, essais, critique d’art, etc.), se retrouve à son niveau de la fin du XIXe siècle. Quels livres produit-on donc ? Dans la quantité des livres vendus dominent de plus en plus des livres à sensation, des livres sur la vie des « stars » du « show-biz », ou des livres liés à des programmes télévisés dont « l’audimat » garantit la vente : bref, ce qu’on appelle des « bestsellers », dont le nom indique clairement qu’ils ne sont que des produits commerciaux, des produits jetables. Or, face à ce qu’on appelle l’industrie culturelle, ce sont précisément les livres de sciences humaines qui constituent de nos jours une offre culturelle des plus intéressantes. Dès le milieu du XXe siècle, Theodor W. Adorno, philosophe allemand installé aux États-Unis suite à la persécution des juifs en Europe, a soulevé la question de la compatibilité de la culture du livre avec la culture commerciale en expansion. « Dans un monde où depuis longtemps les livres ne ressemblent plus à des livres, a-t-il écrit, ne peuvent compter que ceux qui n’en sont plus (1). » Quelque peu énigmatique, cette formule s’éclaircie si l’on précise ce que devient le livre en tant que produit commercial. Considéré du seul point de vue économique, le livre-marchandise doit rentabiliser son coût, par la réduction au maximum du temps de son élaboration et du coût de sa production, par l’augmentation de son tirage, etc. Or, le livre n’entre pas dans la logique commerciale (optimiser les dépenses et maximiser les gains) sans subir des dommages substantiels. Avec un livre-produit jetable par exemple, plus de bibliothèques ! On dit que le « photocopillage » tue le livre. Mais pourquoi ne dit-on pas que les livres sont trop chers pour les étudiants et que c’est pour cette raison qu’ils les photocopient, alors que sans doute ils préféreraient posséder leur exemplaire ? Pourquoi ne dit-on pas que les loyers sont trop élevés pour que les librairies puissent se maintenir en centres villes ? Pourquoi ne dit-on pas qu’il est révoltant pour l’éditeur de voir que la distribution pèse pour moitié dans le prix du livre alors qu’il met parfois des années à le produire, sans parler de l’auteur qui peut consacrer une vie entière à l’écrire ? On se souvient du contrat entre Marcel Proust et la maison Gallimard… Pour le dire brutalement, le livre est donc réfractaire à l’économie du marché car ce qu’il permet de gagner ne peut être calculé. Devenu marchandise, il ne ressemble donc plus vraiment à un livre tel que l’entend Adorno. En effet, le but d’un livre n’est pas de gagner du temps, car son écriture s’inscrit dans l’effort d’une vie et sa lecture vise à laisser des traces dans l’existence du lecteur. La lecture est irréductible à la consommation et le livre ne cherche pas à séduire le lecteur par des apparences, car sa valeur repose sur ce qui a été déposé entre ses pages, dans cet espace physiquement presque nul, et qui pourtant peut contenir tout. Cependant, dans la crise du livre pointée par Adorno, un espoir semble se dessiner : « ne peuvent compter que ceux qui n’en sont plus », conclut le philosophe. Le livre peut parvenir à délimiter un territoire autonome, parce qu’il peut être édité par tout un chacun et susciter un circuit de diffusion alternatif. C’est dans cet esprit que, depuis le début des années soixante, les artistes, aidés notamment par la banalisation de la photocopieuse et plus récemment par celle de l’imprimante, ont investi le domaine du livre et ont créé le phénomène du « livre d’artiste » : le Cabinet du livre d’artiste est un espace de la bibliothèque qui lui est consacré. D’aspect souvent modeste, faute de moyens mais aussi par choix esthétique, voire idéologique, le livre - « instrument spirituel », selon la puissante formule de Mallarmé - est également un instrument démocratique, non seulement parce que chacun peut en acheter, mais aussi parce que chacun peut y participer : participer à la vie du livre. La démocratie ne se confond pas avec le marché. Récemment, Éric Watier a résumé cet esprit dans un article intitulé « Faire un livre, c’est facile ». Écrire un livre est certes difficile. Mais faire un livre, ce n’est pas tout à fait la même chose que de l’écrire. Alice (celle du Pays des merveilles) réclamait des images dans les livres ; il peut y avoir des livres où il n’y a que des images, mais dont le contenu et la disposition ne font lire que des idées. Le livre d’artiste repose sur l’hypothèse selon laquelle on peut construire un livre suivant d’autres principes que ceux de l’écriture, littéraire ou philosophique, et élargir de la sorte la culture du livre. « Dans l’art ancien, l’écrivain écrit des textes. Dans le nouvel art, l’écrivain fait des livres (2) », observe Ulises Carrión, artiste qui a été lui-même éditeur, libraire et défenseur de cette nouvelle pratique de l’art. Faire un livre, c’est devenir éditeur ou publier à compte d’auteur, comme on dit. L’ordinateur, relié à l’imprimante et doté de logiciels rendant le travail de mise en page facile et agréable, peut devenir un formidable instrument d’édition. Il existe des éditeurs sur Internet chez lesquels on peut « cliquer » sur le titre de la brochure qui nous intéresse, la voir s’imprimer chez soi, puis la plier, l’agrafer… et voilà un livre. Sur Gallica, site de la Bibliothèque nationale de France, on peut télécharger des livres anciens. Il est facile d’y accéder comme il est facile de faire un livre puisqu’une feuille pliée peut déjà être un livre (Un Livre, un pli d’Éric Watier). La facilité ne désigne pas ici une banalité ou l’absence d’effort et d’initiative, mais une possibilité : un accès sans difficulté. C’est parce que le livre imprimé a facilité l’accès à la connaissance qu’il est devenu instrument démocratique ; en choisissant le livre comme support, non seulement l’artiste rejette l’idée selon laquelle l’art serait une expérience réservée aux seuls spécialistes, mais encore il mise sur l’ensemble des valeurs liées à la culture du livre. En déterritorialisant l’art vers le domaine du livre, le livre d’artiste cherche non seulement à revitaliser l’art, mais aussi, peut-être, à préserver le livre. « Dans un monde où depuis longtemps les livres ne ressemblent plus à des livres, ne peuvent compter que ceux qui n’en sont plus.» "
Leszek Brogowski
1. THEODOR W. ADORNO, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot & Rivages, 2001, fragment 30, p. 53.
2. ULISES CARRIÓN, « Le Nouvel Art de faire des livres » in Quant aux livres, trad. Thierry Dubois, Genève, Héros-limite, 1997, p. 33.
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