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ONE PAGE MAGAZINES
du 13 mars au 17 avril 2013 (vernissage le mercredi 13 mars à 18h)

Co-comissariat : Marie Boivent


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REVUES À PAGE UNIQUE : DISPOSITIF DE VISIBILITÉ PUBLIQUE

Si nous avons emprunté à Joseph Ernst ce titre programmatique – One Page Magazines – pour explorer sous son enseigne tout un champ de publications d’artistes aux formes analogues à la sienne – un périodique fait d’une seule feuille, imprimée d’un seul côté – c’est parce que ce choix fait signe à une tension immanente à l’activité du Cabinet du livre d’artiste, à savoir l’usage des vitrines pour présenter divers types d’imprimés (1). En effet, lorsqu’il faut protéger un document à titre patrimonial en le présentant sous vitrine, on peut nous en tenir rigueur de contredire le principe même de la bibliothèque dont ce lieu se réclame : enfermé dans une vitrine, le livre ne peut plus être feuilleté, et donc lu, et par conséquent cesse d’être livre dans la mesure où le livre – y compris le livre d’artiste qui est support et véhicule de l’art – reste un objet d’usage : c’est son arme de guerre contre l’œuvre-fétiche ou l’œuvre-décoration. En revanche, les publications à page unique – qu’elles soient ou non périodiques – peuvent être présentées sous vitrines sans perdre aucune de leurs dimensions d’usage, et ce contrairement aux livres qui, s’ils ne peuvent pas être manipulés pour être lus, ne sont finalement livres que par métonymie : ils le sont par leur forme, mais ils ne le sont pas en tant qu’objets d’usage.

Cette particularité résulte du dispositif d’exposition propre aux publications à une seule page, exposition étant entendue ici non comme une institution dominante du monde de l’art, mais au sens de Walter Benjamin comme une fonction. Exposer, c’est disposer de manière à mettre en vue, pour faire connaître, pour donner un avis, mais c’est aussi offrir le bon côté de ce que l’on expose vers le spectateur potentiel ou le placer au bon endroit pour le rendre visible. Différent de celui du livre, le dispositif d’exposition des revues à page unique – qui les rapproche d’ailleurs de celui du tract ou de l’affiche – prescrit l’affichage et la lecture en position debout (même si rien n’empêche de les lire assis ou couché, ce qui n’est pas tout à fait possible pour les tableaux). Puisqu’il n’y a pas ici de pages à tourner, la totalité du document peut être appréhendée d’un seul coup d’œil. Certes, l’on pourrait objecter à cette observation qu’il en est de même pour les tableaux. Comparons donc les dispositifs d’exposition de la peinture et des publications à page unique.

D’une part, il s’agit dans notre cas de documents destinés essentiellement à la lecture, et il n’est pas sans importance de pouvoir englober d’un seul regard l’ensemble du contenu que porte l’imprimé, y compris le péritexte, c'est-à-dire les informations éditoriales relatives à son origine, son identité et son statut, ainsi que sa mise en page qui est la mise en une page. La conception des  « magazines » que nous présentons ici s’oppose donc point par point à la plupart des périodiques d’art aujourd’hui qui suivent en cela le modèle de la presse généraliste, et en particulier la presse loisir grand public : revues illustrées, à grand tirage, imprimées sur papier glacé et bourrées de publicités. D’ailleurs, c’est en examinant le contenu des magazines illustrés, tels que Vogue ou National Geographic, où la publicité domine sur tout le reste, que Joseph Ernst a eu l’idée de publier en 2007 One Page Magazine, dont sept numéros sont parus depuis. Les revues à page unique affichent donc une certaine philosophie de la revue, que l’on peut résumer en trois points : privilégier l’information, aller à l’essentiel, choisir l’économique, tant sur le plan matériel que visuel.

D’autre part, à l’opposé de la peinture, l’imprimé s’impose grâce à la quantité qui se transforme en une nouvelle qualité : « Le tableau n’a jamais pu devenir l’objet d’une réception collective, écrit Walter Benjamin, ainsi que ce fut le cas de tout temps pour l’architecture, jadis pour le poème épique, aujourd’hui pour le film (2) »; les imprimés à page unique le peuvent aussi, ce que prouve leur histoire. Aujourd’hui l’on connaît assez bien, en effet, les formes historiques de la pratique de la lecture publique des imprimés (3), tels les circulaires, les réclames ou les placards à afficher (c'est-à-dire les écrits qu’on affiche sur un mur, un panneau ou sur le portail de la cathédrale, pour donner un avis au public). Contrairement à la lecture du livre, qui reste une expérience intime malgré la multiplicité potentielle de lecteurs, la lecture de ces imprimés bénéficie de cette multiplicité pour transformer le mode même de lecture, qui devient publique, collective et comme le dit Benjamin pour le cinéma, critique et autorégulatrice. Concernant la peinture, écrit-il en effet, « encore qu’on entreprît de l’exposer dans les galeries et les salons, la masse ne pouvait guerre s’y contrôler et s’organiser comme le fait, à la faveur de ses réactions, le public du cinéma (4) ». Le dispositif d’exposition propre à la peinture condamne ses spectateurs à la solitude et « la contemplation simultanée de tableaux par un grand public, telle qu’elle s’annonce au XIXe siècle, est [déjà] un symptôme précoce de la crise de la peinture (5) ». En revanche, les formes imprimées de type One Page Magazine se réactivent spontanément à l’occasion de crises sociales : les journaux de grèves ou les gazettes de révolutions, collés sur les murs des usines ou des villes, viennent confirmer l’hypothèse benjaminienne du caractère potentiellement subversif de la perception collective.

Sans s’interroger sur la difficulté qu’il y aurait à s’allonger avec un tableau pour le contempler avant de s’endormir, Yve-Alain Bois insiste sur le basculement de la peinture de la verticalité à l’horizontalité grâce à la révolution cubiste. Il écrit : « alors que la coupe verticale et sans reste de la peinture s’était toujours opposée à l’espace horizontal et diagrammatique de l’écriture (à peu d’exceptions près, c’est attablé que l’homme lit, surtout depuis l’invention de l’imprimerie), il [Picasso] annule cette antinomie par un pivotement à 90 degrés (c’est le geste radical de sa Nature morte à la chaise cannée de 1912) : devenu pour lui un système structuré de signes arbitraires, le tableau désormais s’écrit, sa toile devient une page (6). » Si cette analyse n’est pas satisfaisante, ce n’est pas seulement parce qu’elle confond écrire et lire, et parce que la crise de la peinture ne saurait être résolue par le pivotement du tableau à l’horizontal (même si le geste de Jackson Pollock a eu indéniablement son importance), mais surtout parce qu’elle considère la lecture en position debout comme une rare exception, alors qu’elle apparaît ici comme une possibilité, toujours intéressante pour les artistes, de transformer la lecture – et partant : l’art – en la confrontant à l’expérience collective de l’imprimé.

Ainsi, les artistes investissent-ils spontanément des pratiques de l’imprimé et de la lecture, connues des historiens de l’imprimerie. Mais alors que ces derniers s’engouffrent dans une interrogation sans fin pour savoir comment distinguer la presse de ces formes éphémères d’imprimés, tant les frontières entre les canards, les occasionnels et la presse sont mouvantes (7) (publications périodiques ou au gré des événements ? une seule feuille volante ou plusieurs feuilles pliées ? impression recto ou recto verso ?), les artistes, eux, privilégient à partir des années soixante l’expérimentation de ces divers aspects matériels et fonctionnels de l’imprimé, voire effectuent des passages à la limite, pour explorer le processus de la production du sens. Le présent numéro du journal s’est d’ailleurs plié à ce genre d’épreuve et n’a été imprimé que d’un seul côté, l’autre offrant sa surface à la colle pour être éventuellement fixé au mur (8).

C’est dans cet esprit que nous traitons, aussi bien sur le plan théorique que pratique, la controverse de l’exposition dans les activités du Cabinet du livre d’artiste. Lorsque l’exposition n’est pas considérée comme pratique institutionnelle du monde de l’art, mais comme fonction d’exposition qui se réalise différemment selon les dispositifs propres à chaque médium, support ou technique, et selon la façon de pratiquer l’art, nous échappons à la contradiction de principe, sans que cela annule, cela va sans dire, les désagréments liés à l’enfermement des livres dans les vitrines, désagrément que la présente exposition permet – précisément – d’éviter. Les vitrines peuvent donc être un dispositif de visibilité publique tout à fait adéquat à certaines formes ou pratiques de l’art, comme l’ont été par exemple les vitrines syndicales des musées pour les activités de Laurent Marissal, regroupées par la suite dans Pinxit (9). À force d’explorer les dispositifs spécifiques de visibilité publique qui s’imposent en fonction des emplois que les artistes font de l’imprimé, nous soumettons ici à l’attention du spectateur la possibilité envisagée par les artistes d’un retour de l’art non seulement dans le quotidien, mais encore dans l’espace public de la ville.

Les imprimés n’utilisant qu’une seule face pour l’impression (revues à page unique, mais aussi tracts, affiches ou lettres ouvertes) partagent certains combats avec le livre ou la revue d’artiste en général, mais avec des spécificités qui méritent d’être précisées ici. « Dans le troisième et dernier numéro de The Fox, écrit Tony Godfrey, l’artiste Kathrtyn Bigelow pointa le paradoxe inhérent au magazine : […] “l’opposition à la culture capitaliste constitue-t-elle seulement le thème de la critique, ou le magazine est-il lui-même une méthodologie de l’opposition ? est l’opposition ?” (10) » Sa question est presque mcluhanienne : le médium est-il déjà un message ? En effet, The Fox, revue de Joseph Kosuth publiée en 1975 et 1976, traitait amplement des thèmes politiques, sans toutefois thématiser la revue d’artiste comme pratique de l’art, ce qui reste en contraste avec la prise de conscience, datant de cette époque, des enjeux indissociablement artistiques et politiques des revues d’artiste, comme de ceux de la revue à page unique, qu’on vient de pointer. Les différences spécifiques de celle-ci dans les combats récents de l’art sont toutes liées à la radicalité matérielle et économique du « tout en une seule page ». Comme toute revue d’artiste, elle s’oppose à la dévaluation de l’art à ses seules fonctions marchandes et à la définition de l’artiste par ses compétences professionnelles, mais elle y échappe plus facilement tant ses modes opératoires sont accessibles à tous et son être-objet matériellement insignifiant. Comme la revue d’artiste, elle s’oppose à l’enfermement de l’art dans les espaces réservés des galeries et des musées, car l’espace public de nos villes est sa véritable destination ; si l’on compare les revues à page unique aux gros panneaux de Hans Haacke, résultats de ses enquêtes politiques, on voit jusqu’à quel point la forme de ceux-ci favorise le compromis avec les institutions et le marché de l’art, tandis que la forme volatile des revues à une seule page les met à l’abri de toute récupération politique. Comme toute revue d’artiste, last but not least, la revue à page unique s’oppose à la conception de l’œuvre-fétiche, unique et « originale », réalisée à la main et signée par l’artiste, en offrant – et c’est là sa spécificité primordiale – un dispositif alternatif de visibilité publique, dont les vitrines ne sont qu’un cas particulier, dispositif qui rend possible une expérience collective de l’art modelé sur la lecture collégiale des affichages dans l’espace public.

1. Pour une problématisation plus complète de cette tension, voir Leszek Brogowski, « Le livre d’artiste et le discours de l’exposition », in PUBLIER]…[EXPOSER. Les pratiques éditoriales et la question de l’exposition, Nîmes, École Supérieure des Beaux-Arts, coll. « Hôtel-Rivet », 2012, p. 106-131.
2. Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1991, § XV, 162.
3. Voir par exemple Colportage et lecture populaire. Imprimés de large circulation en Europe. XVIe-XIXe siècles, sous la dir. de Roger Chartier et Hans-Jürgen Lüsebrink, Paris, IMEC/MSH, coll. « In Octavo », 1996, ou Nicolas Petit, L’Éphémère, l’occasionnel, et le non livre à la bibliothèque Sainte-Geneviève (XVe–XVIIIe), Paris, Klincksieck, 1997.
4. Écrits français, op. cit., § XV, p. 162.
5. Ibid.,§ XV, p. 161.
6. Yve-Alain Bois : « La valeur d’usage de l’informe », in L’Informe, catalogue d’exposition, Paris, C.G.P., 1996, p. 26.
7. Voir notamment deux ouvrages de Jean-Pierre Seguin, Nouvelles à sensation, canards du XIXe siècle, Paris, A. Colin, coll. « Kiosque », 1959, et L’information en France avant le périodique. 517 canards imprimés entre 1529 et 1631, Paris, Maisonneuve & Larose, 1964.
8. Pour radicaliser cette fonction de l’imprimé destiné à l’affichage, il faudrait faire comme Marcel Duchamp dans l’affichette gommée réalisée pour l'ouverture de la galerie L'Étoile Scellée à Paris en 1952, portant la mention « Prière de coller ».
9. Rennes, Éditions Incertain Sens, 2005.
10. Tony Godfrey, L’Art conceptuel, trad. Nordine Haddad, Paris, Phaidon, 2003, p. 256.