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PETER DOWNSBROUGH . Galerie de photos "PETER DOWNSBROUGH" GRAPHES ÉCRITS, ÉCRITS EXPOSÉS: Dans un livre d’histoire récent, Donner à voir, donner à lire. Mémoire et communication dans la Rome ancienne, Mireille Corbier pose la problématique susceptible de constituer un cadre pertinent – et toujours d’actualité – pour orienter la compréhension du travail de Peter Downsbrough, à savoir les usages de l’écriture dans l’espace public (1). En effet, l’un des deux axes principaux selon lesquels se développe sa pratique d’artiste consiste à inscrire dans l’espace urbain, ou simplement architectural, des formes géométriques et des mots ; l’autre axe étant constitué par une soixantaine de livres réalisés à ce jour (2), livres dans lesquels on retrouve le même « vocabulaire » minimaliste : des segments de lignes droites et des carrés, ainsi que des mots, écrits séparément, ce à quoi, dans les livres, s’ajoutent des photos et parfois des cartes géographiques. C’est seulement lorsqu’on considère ensemble ces deux modes d’action artistique que l’on peut appréhender le rapport entre l’architecture et le livre chez Peter Downsbrough, et comprendre que le choix qu’il fait du livre équivaut à la reconnaissance du livre comme espace public. Lorsqu’en octobre je lui ai exposé ces idées à propos de son travail, Peter a sorti de sa bibliothèque un livre magnifique, Lettering on Architecture d’Alan Bartram (3), qui présente et commente 300 photographies en noir et blanc, montrant l’usage, parfois typographiquement raffiné et politiquement chargé, de mots et de textes sur des bâtiments d’architecture, dans la tradition italienne et britannique, en remontant les époques de l’histoire précisément jusqu’à la Rome antique. Je tenais donc la pelote. Quelques autres éléments de cette histoire me sont aussitôt venus à l’esprit : le Paysan de Paris de Louis Aragon, avec sa « métaphysique des lieux », son surréalisme de la rue, ses collages de mots, sa poétique des enseignes, et bien sûr Walter Benjamin qui, certes, « se démarque du Paysan d’Aragon en indiquant que son travail concernant le Passagenwerk a pour but de transposer la mythologie de la grande ville dans une dimension historique. » Cependant, continue Hans Joachim Neyer, « la ligne idéologique et politique de l’ensemble du Paysan de Paris est […] tout à fait compatible avec les intentions de Benjamin. Pour lui, tout le XIXe siècle est placé sous le signe des barricades » (4). Il ne s’agit pas ici de refaire ou de compléter l’histoire des inscriptions dans l’espace urbain, mais de souligner seulement que la modernité rencontre cette pratique sous le signe du potentiel révolutionnaire que l’on peut associer à l’idée, avancée par Benjamin, des images dialectiques. Peter Downsbrough se retrouverait sans doute dans cette tradition. Le XIXe, ce siècle des révolutions, voit se transformer progressivement l’espace public urbain en espace commercial, jusqu’à ce que – aujourd’hui – même la politique passe par l’achat d’espaces publicitaires. Se déplaçant dans l’espace public, les citoyens sont donc en permanence exposés aux messages vendeurs, seuls légalement admis, ressortissant aux intérêts privés, auxquels le marché assure la liberté. Mais les citoyens habitant la ville n’ont pas le choix de les éviter, et se trouvent donc soumis aux perceptions commerciales qui, lorsqu’elles ne sont pas « claires et distinctes », agissent sur l’inconscient, procédé pourtant interdit au cinéma. L’opposition à cette emprise commerciale sur l’espace public se manifeste sous diverses formes allant de la culture des tags au mouvement citoyen « pas de pub », violemment réprimées par les moyens juridiques. C’est dans le contexte de l’espace public ainsi polarisé par le conflit des libertés qu’il faut considérer le travail de Peter Downsbrough. Ses travaux urbains - parmi lesquels UNITÉ / DE, LA de 1990, installé sur le pignon d’un bâtiment de sept étages boulevard de la Liberté à Rennes, qui gardera à jamais le privilège d’être le premier du genre - visent à interroger le passant du fait même qu’ils semblent porter un message non assimilable aux slogans politiques et publicitaires ou encore à la signalétique urbaine. Le mot « UNITÉ » est ici brisé par l’arête d’une forme vide qui en emporte la moitié. Ces rares messages qui s’arrachent à l’instrumentalisation de l’espace public ne sont là que pour être vus et lus, éventuellement pour donner à penser. Mais leur statut est paradoxal, énigmatique. Pour en déchiffrer le fonctionnement, on peut rappeler un passage de l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau. « Darius, engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part du roi des Scythes une grenouille, un oiseau, une souris, et cinq flèches : le héraut remet son présent en silence, et part. Cette terrible harangue fut entendue, et Darius n’eut plus grande hâte que de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre à ces signes : plus elle sera menaçante, moins elle effraiera (5). » Darius fut effrayé, car il ne savait pas ce que ce message voulait dire, et il lui a lui-même donné un sens : s’il ne fuyait pas aussi vite qu'un oiseau, qu'une grenouille, qu'une souris, il serait percé par les flèches des Scythes. Si le message allusif est à la fois innocent et excitant, c’est parce que son sens figuré est à la charge de son destinataire ; si celui-ci se mon-tre défaillant, seul subsiste le sens littéral, lacunaire et donc énigmatique. Mutatis mutandis, on retrouve le même fonctionnement dans les « messages » de Peter Downsbrough : des liaisons syntaxiques manquent entre les mots et les formes géométriques, pour qu’on puisse en former des messages cohérents, comme si l’artiste attendait des destinataires qu’ils les complètent. Si le censeur frappe un message allusif, il fait par là même un aveu : il l’a complété et compris, il l’a chargé d’un sens que le texte lui-même n’a pas. Le censeur se rend donc coupable de la complicité du sens. Le travail de Peter Downsbrough, comme dans une certaine mesure tout travail de l’art, a besoin de telles complicités, mais pas de censeurs, cela va sans dire. Blaise Pascal justifiait le caractère figuré de l’Ancien Testament précisément par la fonction qu’il avait de porter son sens au travers de l’histoire en évitant la censure. Or, ses ennemis, qui a fortiori ne le comprenaient pas, ne s’y seraient pas attaqués. Pour Pascal, comprendre c’était donc croire. Mais dans le contexte totalitaire de la Pologne de la décennie 1980-1989, où Peter Downsbrough intervint à plusieurs reprises, comprendre ne voulait plus dire partager. Sous couvert de formes abstraites, son installation à l’Académie des Beaux-Arts de Lódz en 1986 fut une incitation à peine voilée à la révolte. Elle se composait de deux volumes en forme de parallélépipèdes, l’un dressé, l’autre couché au sol, d’un carré au mur légèrement incliné, ainsi que de ces mots : NOW / RECAST / A, AS. « Maintenant / rejete / un…, comme… ». Comme en 1980 ? lorsque la révolte ouvrière a ouvert l’époque de Solidarnosc ? L’artiste ne le dit pas, mais ceux qui complètent ainsi son message se constituent en communauté du sens autour de son œuvre. L’année suivante, l’installation RE / ORGANIZE / AND (réorganise l’État et la société ?) à la Galerie Foksal à Varsovie est visée par le censeur. « J’ai demandé au directeur de la galerie, écrit Marjorie Welish : “ Comment avez-vous fait pour échapper à la censure ? ” Il a répondu : “ En disant que l’art est marginal et que, confiné à la périphérie de la société, il n’a pas d’importance ”(6) ». Le censeur comprend le message, mais n’y croit pas ; désenchanté, la société totalitaire tolère l’art à condition qu’il soit marginalisé, car elle craint les communautés du sens. Lorsque le message apparaît dans l’espace public, il échappe en principe à ce confinement. Le livre doit donc être considéré comme un espace public, ce que prouve la simple existence de la censure dans divers contextes historiques, car on ne censure pas les usages privés, sauf lorsqu’ils résultent d’un partage public. C’est ce partage de l’espace public que Peter Downsbrough interroge par les moyens de son art. D’un côté, dans les travaux urbains dont la « réception réservée à la collectivité », pour reprendre l’analyse de l’architecture proposée par Walter Benjamin, s’effectue « dans la distraction » (7) ; on les perçoit en faisant autre chose que les percevoir, toujours en circulant dans l’espace. « Comme hommes pourvus d’un corps », écrit Heinrich Wölfflin en 1886, « nous rassemblons en nous les expériences qui, seules, nous rendent capables de partager, d’éprouver l’état de formes qui nous sont extérieures » (8). Le traditionnel rapprochement du livre et de l’espace – lire le livre du monde, construire l’architecture du livre – ne peut s’appliquer ici qu’avec beaucoup de nuances, car le livre, par-delà « la vieille plainte que les masses ne cherchent qu’à se distraire, alors que l’art exige le recueillement (9) », favorise plutôt la culture du recueillement que de la distraction. L’autre modalité de la pratique de Peter Downsbrough, le livre, apparaît donc comme un partage spécial, ramenant la sphère publique dans le domaine privé, où il peut être longuement regardé et studieusement lu et relu, pour être librement discuté et mûrement réfléchi. Certes, dans les deux cas, l’œuvre est perçue en mouvement, mais c’est en particulier dans le livre qu’il est impossible de l’englober d’un seul regard ; on ne l’appréhende que par des petits bouts, page par page ou en les faisant défiler, en avançant ou en retournant en arrière, en sauts ou en continu, regardant tantôt le recto et tantôt le verso des pages, etc. Le livre invite à explorer l’œuvre ; une installation urbaine peut, elle aussi, être explorée, mais elle invite plutôt à être vue au passage. Mais indépendamment des modes respectifs de perception esthétique et de lecture de ces deux types d’œuvres, le statut de leur sens reste troublant ; ce sont souvent comme des appels à agir qui ne signifient pourtant que pour les complices. À l’époque d’Internet où la cryptographie est devenue une science stratégique, l’artiste développe un cryptage intuitif, simple et incertain à la fois, valable seulement pour ceux qui s’y reconnaissent. Un autre cryptage, pourrait-on dire, typographique (celui du roi des Scythes fut figural), au sens où il brasse formes plastiques et lettres, qui ne signifient que par rapport à un contexte qu’il faut leur apporter, comme une clé qu’il faut connaître pour casser le cryptage. Curieusement, la cryptographie d’aujourd’hui s’intéresse au cryptage qu’on appelle asymétrique, où le récepteur, pour déchiffrer le message, n’a pas besoin d’avoir la même clé que l’émetteur ; les spectateurs n’ont pas besoin de partager le secret de Peter Downsbrough pour lire son art, car il leur laisse la liberté de lire ses messages avec les clés qui sont les leurs. Prenons des exemples. Parlant de déplacement des populations, le livre intitulé MANY (10) (nombreux ?), marqué notamment par la présence des cartes géographiques à l’échelle planétaire et des photos relatives aux déplacements dans l’espace, pourrait délivrer un message comme celui-ci : « occupe, ici et là, attribue et occupe, sépare et fixe, et réside, occupe et réside, ici et là, pourtant peu occupent comme ça – FEW OCCUPY –, sépare donc et contrôle, cantonne et inclus, multitude ! ». Si cependant on prend le risque de « transcrire » ainsi le sens des travaux de Peter Downsbrough avec des clés qui en réduisent et en déplacent forcément le périmètre, il faut garder à l’esprit le principe esthétique posé déjà par Emmanuel Kant : aucun discours ne parviendra à épuiser l’idée que portent les formes plastiques. Publié par les Éditions Incertain Sens en 2002, AND HERE AS est un livre sur le temps, ou peut-être sur l’histoire : « fixe le temps, ici ou là, car le temps contient tout, mais le temps est l’entre-deux – BETWEEN –, avec ou sans contexte – WITHIN, WITHOUT –, c’est le temps qui limite, en tant que fixé, il contient tout – CONTAIN/S –, cantonne-le donc, et fixe le temps dans le temps ». L’apparente simplicité est trompeuse. Comme l’écrit Jean-François Lyotard dès 1985, « les travaux accomplis par les avant-gardes artistiques depuis plus d’un siècle s’inscrivent dans un processus parallèle de complexification. Celle-ci porte sur les sensibilités (visuelles, auditives, motrices, langagières), et non sur les savoir-faire ou les savoirs. Mais la portée philosophique, ou si l’on veut le pouvoir de réflexion, que ces travaux comportent, n’est pas moindre dans l’ordre de la réceptivité et du “ goût ” que ne l’est celle de la techno-science en matière d’intelligence et de pratique. (11) » 1. Mireille Corbier, Donner à voir, donner à lire. Mémoire et communication dans la Rome ancienne, Paris, CNRS Éditions, 2006, p. 51 et s.
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