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LA PHOTOCOPIE
Du 10 février au 4 mars 2011

DIANNE ARNDT . EUGÈNIA BALCELLS . JEAN-FRANÇOIS BERGEZ . BUREAU D’INVESTIGATION PHOTOGRAPHIQUE . MEL BOCHNER . STANLEY BROUWN. IAN BURN . JOHN BYRUM . PHILIPPE CLERC . ROY COLMER . A CONSTRUCTED WORLD . CONTINUOUS PROJECT . ANDREW DADSON . ERIC DOERINGER . PATRICK DUBRAC . FF FW . JUDITH FLEISHMAN . MICHAEL GIBBS . SHARON GILBERT . MARIE-ANGE GUILLEMINOT . YOKO GUNJI THOMAS HIRSCHHORN . JANET JANET . BEN KINMONT . SEAN LANDERS DAVID LASNIER . LEFEVRE JEAN CLAUDE . SOL LEWITT . SARA MACKILLOP. STÉPHANE MAGNIN . ROSS MARTIN . JONATHAN MONK . ANTOINE MOREAU . JEAN-LUC MOULÈNE . PATRICK MULLINS . LOUISE ODES NEADERLAND RICHARD OLSON . BLAISE PARMENTIER . MICHALIS PICHLER . DAVID RENAULT . JEAN-FRANÇOIS ROBIC . BARBARA ROSENTHAL . DIETER ROTH. TEMPORARY SERVICES . MATHIEU TREMBLIN. BEN VAUTIER . LARRY WALCZAK . ÉRIC WATIER, and more...

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. Galerie de photos "LA PHOTOCOPIE"

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PHOTOCOPIE: L'INFORMATION DE VALEUR VS. UN OBJET DE VALEUR

La paradoxale tension qui marque l’usage de la photocopie par les artistes vient du fait que celle-ci est issue du développement de la haute technologie, mais que les artistes s’en sont d’emblée servis pour sortir l’art de la tenaille du marché capitaliste qui a généré cette technologie. Nous sommes dans les années 1960. « Dans un sens, écrit Max Schumann, toutes les publications d’artistes produites indépendamment sont politiques en ceci qu’elles ont affaire à la production et à la circulation (et donc à la régulation) des idées à la marge de (et souvent en opposition à) la culture capitaliste dominante (1) ». Il est probable qu’à l’origine de l’affaire Wikileaks, qui secoue aujourd’hui la diplomatie mondiale, on retrouve la même tension entre l’idéologie technologique et la politique de l’usage. En effet, l’évolution de la photocopie a transformé une banale photocopieuse en une plateforme d’impression bureautique multifonction (scan, fax, photocopie, réseau, etc.), et par conséquent tout document photocopié est en même temps scanné et gardé sous forme de fichier pdf dans la mémoire de l’ordinateur qui gère la photocopieuse ; d’où la facilité de fuites d’informations… Les artistes l’ont d’emblée compris: toute la valeur d’une feuille photocopiée est dans l’information qu’elle porte, aucunement dans l’objet qu’elle constitue par ailleurs.

Des publications d’artistes à Wikileaks, en passant par le fanzine, cette technologie démocratique d’impression permet de désinvestir l’objet au profit de l’information. Une feuille photocopiée est par définition destinée à finir à la poubelle; matériellement insignifiante, elle est l’incarnation du transitoire, du fugitif et du banal. Autant le livre d’artiste est souvent un objet délibérément pauvre et non séduisant, comme Anne Mœglin-Delcroix l’a maintes fois souligné (2), autant une publication réalisée en photocopie l’est toujours. Si la photocopie est annonciatrice de logiques de consommation que résume le mot «jetable», les artistes voient en elle une autre possibilité –une chance–, à savoir l’occasion de destituer le fétichisme de l’œuvre; pour en faire une, il n’y a pas de medium plus pauvre que la photocopie. Mais en revanche, par sa maniabilité et son faible prix, elle est un support inégalable de l’«information»: « Ce médium implique l’information de valeur plutôt qu’un objet de valeur (3) », écrivent Paul Dean et Paper Shrine.

Le coût de la photocopie, réellement abordable par tout un chacun, et la facilité de son usage permettent d’inscrire cette technique d’impression dans la lignée de Gutenberg dont l’invention, on le sait, a réduit considérablement le coût de production des livres; la photocopie est un outil démocratique, mais elle répond à un tout autre besoin, à savoir la réalisation bon marché de copies de documents en tirage faible, voire très faible. L’impression traditionnelle implique en effet la rentabilité de l’opération à partir d’un tirage relativement important (en offset on l’estime à 3000 exemplaires), tandis que pour la photocopie, la dégressivité du coût avec le nombre de copies réalisées est négligeable. De la première à la millième photocopie, un passage à la machine ne coûtera qu’une petite pièce de monnaie. L’histoire d’une des premières utilisations de la photocopie retenues par l’histoire de l’art récent, illustre parfaitement ce principe économique.

Alors professeur à la School of Visual Arts à New York, Mel Bochner est invité à organiser pour la galerie d’art de l’École, courant 1966, une exposition de «dessins pour Noël». Sa grandeur aura été de transformer la trivialité de ce tribut en une œuvre qui restera dans l’histoire; et c’est la photocopie qui en fut le déclencheur. Considérant «l’art comme activité de la conscience [,…] une façon de penser les choses (4)», Bochner a demandé aux artistes dont le travail l’intéressait de ce point de vue de lui confier des dessins témoignant de ce processus: Working Drawings, dessins préparatoires ou, comme il le précise, «un instantané [snapshot] de la conscience au travail (5) ». Face à la réaction du responsable de la galerie («Je m’attendais à ce que vous m’apportiez des dessins encadrés. Nous n’avons pas l’argent pour encadrer ces choses-là. Et de toute façon… que diable sont-elles? [what the hell are they]?!»), Mel Bochner s’est tourné vers la photocopieuse, récemment installée à l’École, et c’est grâce à elle qu’il a trouvé la réponse à ce manque de moyens. En pensant à la géniale formule de Marshall McLuhan – «la photocopieuse fait de tout homme un éditeur» –, il décide d’en faire «quatre exemplaires, car quatre […] implique la nature infinie du nombre, et, par extension, la nature infinie de la reproduction». Aux photocopies de dessins d’artistes, il ajoute quelques autres, dont notamment celles provenant d’un numéro de la revue Scientific American («diagrammes, tableaux et listes»), ainsi que le dessin technique du mécanisme de la photocopieuse Xerox, puis il réunit les quatre piles, chacune de cent feuilles, dans quatre classeurs et intitule le travail Working Drawings and Other Visible Things on Paper Not Necessarily Meant to Be Viewed as Art. L’exposition consiste alors à présenter les quatre classeurs sur quatre socles de 80 cm de hauteur environ, peints en blanc.

Par delà le fait que dans ce travail le processus artistique est «élevé au niveau de la pensée (6)», c’est un autre aspect de Working Drawings… qui a frappé les artistes qui ont participé à l’exposition. En effet, Donald Judd «a exprimé un certain scepticisme –se souvient Bochner– lorsque j’ai appelé cette exposition ‘mon travail’ (7) ». Certes, au même titre que les autres artistes, Bochner a eu ses cinq pages dans la publication, mais selon lui «l’enjeu de Working Drawings n’était pas seulement dans un nouveau type d’objet (le livre) et un nouveau concept d’œuvre (l’installation), mais dans la redéfinition radicale de l’auteur (8) ». Puisque grâce à la photocopie tout homme peut devenir éditeur, Mel Bochner endosse la figure d’artiste- éditeur,destinée à jouer un rôle important dans l’évolution de l’art dans ces années cruciales 1960 et 1970. En effet, bon nombre d’artistes se sont autoédités, d’autres ont même fondé des maisons d’édition alternatives (9), éditant leurs propres publications et celles d’autres artistes, maisons d’édition souvent conçues comme de véritables projets artistiques en soi. La photocopie comme nouvelle technologie d’impression, simple d’usage et bon marché, semble ouvrir une nouvelle époque. En 1997, James Meyer peut donc écrire de Working Drawings… qu’il s’agissait là du « premier d’une longue série de xerox books(recueils de photocopies) à cette époque (10) ». 

Mais en réalité, il est difficile de parler d’une époque de xerox books, mais plutôt d’une importante diversification des usages de la photocopie. Deux phénomènes que celle-ci a notamment suscités ne font pas l’objet de notre exposition, il faut le préciser: les fanzines et le Copy Art. Les fanzines sont une vraie pratique populaire qui se répand tardivement par rapport à l’arrivée de la photocopieuse, et sans nécessairement se référer à l’art. Le fanzine participe plutôt de la démocratisation de la presse. Quant à l’éphémère Copy Art, il est né certes dans l’horizon de l’art et repose sur le constat de l’accessibilité de la photocopie comme fondement d’une démocratisation possible de l’art. «Bienvenus à l’âge du Copy Art, peut-on lire dans le premier manuel du genre en 1978. À présent tout le monde a le pouvoir d’être artiste ou designer au moment où l’on appuie sur le bouton […] Le rêve séculaire des artistes est le vôtre, à utiliser avec une pièce de monnaie (11) ». La limite du Copy Art réside précisément dans cette volonté d’inscrire l’art dans l’immédiateté de la production de l’image, ce qui lui enlève la possibilité de mener une réflexion plus profonde sur les effets que la photocopie, en tant que support de l’information précisément, a produit sur le concept même d’art. Autrement dit, le Copy Art se propose d’utiliser la photocopie comme une nouvelle technique graphique et de pratiquer l’art avec son aide sans en bouleverser l’idée.

À l’extrême opposé de la démarche esthétisante du Copy Art, on trouve le tract, déjà pratiqué par les dadaïstes puis les surréalistes comme un nouveau type de communication artistique, mais que la photocopie dote d’une nouvelle réactivité au rythme accéléré de l’information: l’art peut ainsi être distribué dans la rue, au marché, sur le lieu de travail, etc. Le tract tire radicalement les conséquences de la photocopie devenue, précisément, support d’information.

Pourtant des xerox books célèbres, il y en a eu. Celui notamment que Seth Siegelaub a publié sans ce titre qui s’est imposé ensuite –Xerox Book– en décembre 1968, avec la participation de Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Robert Morris et Lawrence Weiner, chacun disposant de vingt-cinq pages « avec lesquelles – écrit Lucy R. Lippard – ils ont fait un travail, utilisant plus ou moins le médium de la photocopie (12) ». Mais le livre a été imprimé en offset, procédé plus économique pour un tirage à mille exemplaires d’un important nombre de pages. Ce qui, au passage, montre que la photocopie est fondamentalement une technique artisanale au service du «do it yourself». L’intérêt artistique du Xerox Book se situe donc ailleurs: marchand d’art, Seth Siegelaub a entraîné les artistes vers une réflexion sur les conditions d’exposition à l’époque de la reproduction photocopiée. La standardisation «naturelle», matérielle et esthétique, de ces conditions dans le Xerox Book permet de mettre en évidence les différences d’approche des travaux des participants. La photocopie crée un contexte d’exposition dans lequel le sens n’apparaît pas tant comme position que comme différenciation.

Il n’en reste pas moins que le Xerox Book fut imprimé en offset et c’est seulement The Xeroxed Book d’Eric Doeringer (New York: Copycat Publications, 2010) qui l’a publié en photocopie. Dans ses nombreux projets, Doeringer réédite en effet des livres d’artistes désormais classiques (Edward Ruscha, John Baldessari, Matthew Barney), et dans The Xeroxed Book, c’est doublement qu’il restitue à la photocopie son identité: d’une part en éditant le Xerox Book avec la technique que revendique son titre, d’autre part en l’utilisant comme outil. Technique d’impression et outil de copiage, la photocopie est loin de donner lieu à un «photocopillage» tant décrié, car non seulement elle remet en circulation ce livre mythique, aujourd’hui épuisé et devenu objet de spéculation (actuellement plus de 4000 euros), mais encore elle rend au Xerox Book –pour ainsi dire– une existence conforme à son essence. Notre exposition fait d’ailleurs apparaître une tendance récente des artistes à opérer des reprises, à exploiter la citation ou faire des remakes, ce à quoi la photocopie est peut-être l’outil le plus adapté. Ces pratiques mettent l’accent sur l’identité de l’«original» et de la copie pour qui se place dans la perspective de l’«information», mise en valeur par l’art des années 1960 et 1970. Ainsi Continuous Project, collectif d'artistes newyorkais, réédite-t-il des publications épuisées qui ont marqué l’histoire de l’art récent pour les réintroduire dans des circuits indépendants de diffusion; il a débuté son projet par la publication du fac-similé en photocopie du premier numéro de la revue Avalanche de 1970 (Chatou: CNEAI, 2003). Ainsi encore Michalis Pichler, auteur d’hommages à divers livres d’artistes classiques, réalise sous le titre W.D.A.O.V.T.O.P.N.N.M.T.B.V. (où seuls les deux derniers mots du titre de Bochner –« as art »– ont disparu), le même projet que celui de Bochner en invitant des artistes et autres personnalités marquantes du monde de l’art d’aujourd’hui, dont Mel Bochner lui-même.

Et la boucle est bouclée : le projet fondateur de Mel Bochner est devenu, comme d’ailleurs les livres d’autres artistes des années 1960, l’objet de re-prises, de ré-éditions et de re- makes. Phénomène en soi intéressant, mais qui arrive facilement à la limite de l’excès, lorsque la reprise devient une interminable répétition, vide de sens. C’est le moment où il faut réinterroger les « fondamentaux ». La photocopie est un outil de montage, qui privilégie l’information et la pensée au détriment de l’esthétisation ou de la fétichisation de l’objet d’art; elle rend possibles des circuits d’information et des lieux d’archivage alternatifs et oblige l’institution à réviser sa conception de «l’original». Technique de reproduction, la photocopie est loin d’imposer une quelconque démarche répétitive; plutôt radicalise-t-elle la reproductibilité dans l’art, car pour produire des copies de toute sorte de documents, elle reste l’instrument le plus accessible du point de vue tant financier que pratique: on trouve des photocopieuses à la poste, à la gare, dans les écoles, etc. Ben Kinmont a même installé une photocopieuse dans un camion, transportant à loisir son atelier d’artiste.

Admirable de lucidité et d’humour, la réflexion d’Umberto Eco à ce sujet dans De Bibliotheca nous rappelle ces fondamentaux de la photocopie. «j'ai eu ce problème –écrit-il– avec certains de mes étudiants. Ils me disent: ‘Il nous faut trente copies de ce livre mais ils refusent (d'ordinaire, parfois, ils le font, tout dépend du légalisme de la coopérative), ils refusent de le photocopier parce que le livre mentionne des droits réservés’. Je leur dis: ‘Très bien, faites faire une photocopie, puis rapportez le livre à la bibliothèque; après demandez vingt-neuf copies d'une photocopie. Il n'y a pas de droits sur une photocopie’ – ‘On n'y avait pas pensé’. En effet n'importe qui vous fera vingt-neuf copies d'une photocopie (13).»

1. «Introduction», in By Any Means Necessary: Photocopier Artists’Books and the Politics of Accessible Printing Technologies, catalogue d’exposition du 10 avril au 12 mai 1992, New York: Printed Matter, 1992, n.p. Toutes les traductions, sauf mention contraire, sont de nous.
2. Anne Mœglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste (1960-1980), Paris: Jean-Michel Place / BnF, 1997, p. 8, 39, 48, 123 et passim.
3. By Any Means Necessary, op. cit.
4. Mel Bochner, «An Interview with Elayne Varian» [1969], in SolarSystem and Rest Rooms. Writings and Interviews 1965-2007, Cambridge / Londres: The MIT Press, 2008, p. 57.
5. La genèse et les circonstances de la réalisation de ce travail sont relatées par Bochner dans une note de 1997, «Working Drawings and Other Visible Things on Paper Not Necessarily Meant to Be Viewed as Art», in Solar System…, op. cit., p.177-179 (p.177 pour les passages cités).
6. Mel Bochner, «An Interview with Elayne Varian», loc. cit., p. 57.
7. Mel Bochner, « Working Drawings… », loc. cit., p. 179.
8. Ibidem.
9. On peut en rappeler les plus connues: Something Else Press de Dick Higgins, Heavy Industry Publications d’Edward Ruscha, Coracle Press de Simon Cutts ou encore Exempla de Maurizio Nannucci, mais Anne Mœglin-Delcroix, qui en donne la liste, précise qu’elle ne peut être exhaustive, Esthétique du livre d'artiste, op. cit., p. 29.
10. James Meyer, «Le deuxième degré: Working Drawings […]», in Working Drawings and Other Visible Things on Paper Not Necessarily Meant to Be Viewed as Art, Genève: Cabinet des estampes du Musée d’art et d’histoire / Cologne: Verlag der Buchhandlung Walther König / Paris: Picaron Éditions, 1997, p. 6 (il s’agit d’une réédition en offset des quatre volumes de 1966 réunis sous étui cartonné avec une brochure contenant trois textes critiques).
11. Patrick Firpo, Lester Alexander, Claudia Katayanagi, Copy Art:The First Complete Guide to the Copy Machine, New York: Richard Marek Publisher, 1978, p. 7, cité d’après Karen M. Wirth, By AnyMeans Necessary, op. cit.
12. Lucy R. Lippard, Six Years: The dematerialization of the artobject from 1966 to 1972…, Londres: Studio Vista, 1973, p. 64.
13. Umberto Eco, De Bibliotheca, trad. Eliane Deschamps-Pria, Paris: L’Échoppe, 1986, p. 25-26.