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LES POQUETTES VOLANTES
Du 4 novembre au 6 décembre 2010


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"L'INDIFFERENCE ENGAGEE" : DAILY BUL COMME SUPPORT EDITORIAL DE LA PENSEE BUL

Lorsque le samedi 3 octobre nous arrivons à La Louvière, située à une cinquantaine de kilomètres de Bruxelles, nous pouvons constater que la rue qui abrite la maison d’édition Daily Bûl a bien été rebaptisée « Rue Daily Bûl ». En nous accueillant, Jacqueline Balthazar nous explique que c’est Jules Thiriar qui a ainsi été privé du patronage de cette rue. Pas de regrets toutefois, car beaucoup d’autres rues portent le nom de ce médecin de Léopold II. n Ainsi se noue la parole. André Balthazar commence par nous raconter comment, de sa rencontre avec Pol Bury vers 1950, naît la pensée Bûl ; il est alors âgé de vingt-et-un ans. Pol Bury en a trente-trois. En recevant André Balthazar à l’Académie en 1955, son aîné a donc eu une vision prémonitoire ! « Un jour, dans toutes les villes du monde, nous visiterons tous les estaminets des rues qui porteront nos noms. Et ce sera une ivresse bien méritée (1)  ». Un peu plus tard, André nous décrira cette rencontre. Il connaissait Pol Bury depuis que, adolescent, il allait avec ses parents aux vernissages et autres célébrations mondaines. Mais ce n’était pas plus qu’un mythe ou une image. C’est lorsque Pol Bury a ouvert à La Louvière, d’ailleurs pour des raisons alimentaires, la Librairie de la Fontaine n, qu’il a pu lui parler, en obtenir des conseils de lecture, « mixer [enfin] la pensée Bul [qui] en est l’œuf et la coquille (2)  ». Ce que Pol Bury fut pour André Balthazar, Achille Chavée (3) le fut pour Pol Bury. Connaître l’un c’était donc rencontrer l’autre. C’est pour publier la poésie de Chavée qu’André Balthazar lance, toujours avec Pol Bury, les éditions de Montbliart. Montbliart est un village en Wallonie où les amis ont trouvé une maison en ruine ; le refuge a rapidement renoué avec les meilleures traditions philosophiques et littéraires : Académie de Montbliart. C’est à Henri Heine que la référence est faite pour en rappeler l’importance : « L’Académie est une crèche pour de vieux littérateurs retombés en enfance, établissement vraiment philanthropique, a écrit le poète allemand, et dont l’idée se trouve aussi chez les Hindous qui fondent des hôpitaux pour des singes âgés et décrépit (4). » L’ironie critique pénètre de bout en bout la pensée bûl, mais dès 1955, les choses sérieuses commencent. Entre autres poètes et artistes, les éditions de Montbliart, préfiguration du Daily Bûl, publient Achille Chavée : Entre Puce et Tigre (1955), Catalogue du Seul (1956), Les Traces de l'intelligible (1957). L’aventure éditoriale est alors en route.

La pensée bûl et l’Académie de Montbliart se dotent alors d’un moniteur ; Daily-Bûl, leur journal officiel, est d’abord le titre d’une revue dont les quatre premiers numéros paraissent au cours de l’année 1957. Nous tâchons d’obtenir à la source quelques précisions sur la pensée bûl, sur l’origine du terme « bûl », sur son orthographe et sa prononciation. Comme toute origine, celle-ci semble être enveloppée de potentialités multiples. « Bûl », venu de boule, par accident typographique. « il y avait bien évidemment la forme, le volume que le mot couvre : la sphère, comme disent certains géomètres, proche des astres et des espaces. ce volume sans commencement ni fin, pouvant rouler sur lui-même, suivre sa pente, donner l’illusion du mouvement en restant immobile. celle aussi qui, parmi d’autres, roulait sur notre boulingrin ; celle qui se cachait sous le chapeau de Magritte, celle (ô boulette !) de fromage, spécialité de la région, rédemptrice quand avec poivre et sel elle accompagnait la tartine de notre petit quatre-heures… (5)» Le passage de « boule » à « bûl » résulte d’une rencontre inopinée avec un professeur de
roumain accueilli à l’université libre de Bruxelles en 1956. Le « û » de « bûl » vient en effet de la prononciation du « u » roumain. andré nous en fait la démonstration ; elle est non seulement difficile à reproduire dans le texte, mais aussi à transcrire dans le mot. c’est un « u »/« ou » très profond qui sonne même un peu comme le « on ». Le « ^ » du « û » de « bûl » est donc un pis-aller : la substitution du « – », signe diacritique inexistant en français, et par conséquent dans les tiroirs de l’imprimeur, par l’accent circonflexe simple. « La ‘boule’ a ainsi pris de la transparence et de la légèreté, conclut-il ; on ne se prenait pas très au sérieux ».

André Balthazar nous donne aussi quelques indications relatives à la pensée bûl. Elle émerge au carrefour du surréalisme et de la pataphysique, courants de pensées très présents dans l’environnement intellectuel de La Louvière. Des prises de positions sont alors souvent radicales et intransigeantes ; on sent la sortie douloureuse de la guerre. Un tract a plus tard été publié à ce sujet (1965) :
«Prise de position
Tentés qu’ils sont de prendre parti dans les différentes prises de positions actuelles, les soussignés déclarent que :
-la prise de position verticale est souhaitée dès le matin ;
-la prise de position horizontale se ferait, de préférence, sitôt la nuit tombée ;
-des prises de positions intermédiaires peuvent être choisies à différentes heures du jour et de la nuit. (6)»

Dans ce contexte, la pensée bûl cherche à brouiller les frontières et les pistes, celles du sérieux et du pas sérieux en premier lieu ; elle reste souverainement ironique. Le premier contact avec Yves Klein a lieu lors d’une exposition sur le cinétisme et les effets optiques, co-organisée par les fondateurs du Daily Bûl. « Un espace, vide évidemment, lui avait été réservé, se souvient André dans un entretien avec Jean-Pierre Verheggen. Mais comment expliquer ce ‘vide’ si ce n’est par des mots ? Yves fit donc, le jour du vernissage, un discours à nos yeux drôle et singulier, aux siens grave et important (7)  ». En 1959, ce sont les éditions Montbliart qui publient Le Dépassement de la problématique de l’art de l’artiste. n « Mais la pensée bûl s’est toujours refusée d’être un porte-drapeau de tendances, quelles qu’elles aient été, tout en invitant les artistes à participer à ses fantaisies », nous dit André. Et sans doute pas le porte-drapeau d’Yves Klein ! « Notre sourire n’était pas celui de l’auteur, reconnaît André Balthazar dans l’interview citée ci-dessus. Malentendu conscient et tu (du verbe taire) de notre part (8)  ».  Autre exemple : dans la controverse qui fait rage à l’époque en opposant les peintres abstractionnistes et les peintres figuratifs, puis divers courants de l’abstraction, la pensée bûl cherche une vérité plus profonde et plus universelle. « Abstrait chaud, abstrait froid ne sont que des prénoms, affirme alors Pol Bury tout à fait dans l’esprit bûl, belge est notre nom de famille (9) » Cette pensée se nourrit de son réseau poétique et amical de contacts, autant avec le groupe CoBrA (figuration) qu’avec l’égérie de la galerie Denise René (abstraction géométrique). L’entretien est trop court pour entrer dans tous les détails ; après la rencontre qui aura duré un long après-midi, nous avons dépouillé les documents. « Pour une téléologie bûl », publication posthume de Marcel Havrenne (collaborateur du groupe belge Surréalisme révolutionnaire et cofondateur de la revue Phantomas), apporte un éclairage intéressant sur la pensée bûl à son origine :
« Slogan : La pensée bûl n’est pas souvent ce qu’on croit ; elle en serait même, le cas échéant, tout le contraire.
Emblème bûl : un limaçon (10) replié sur lui-même de façon à imposer à première vue l’image d’un éclair. n
Politique bûl : Il ne s’agit pas de gouverner, – et moins encore de l’être (11). »

C’est dans ce contexte, après quelques années d’activité éditoriale et poétique, que les éditions Daily Bûl ont commencé la publication des « Poquettes volantes ». Le moniteur, la collection « Poquettes volantes », mais aussi les aphorismes, les cartes postales ou les tracts, ainsi que des formes moins orthodoxes, qu’elles soient traditionnelles, comme les banquets, ou modernes, comme les DVD : « tout cela, nous dit André, avait pour but d’exprimer la pensée bûl ». Et même si dans la conversation il revendique ne pas être artiste (12), c’est bien un projet artistique qui se construit sous la forme d’un projet éditorial. Tout laisse à penser que le choix de la forme éditoriale comme support de la pensée bûl, plutôt que d’une galerie d’art par exemple, soit aussi lié au constat d’une certaine aliénation des circuits traditionnels de l’art et des mœurs du monde de l’art : « J’ai le souvenir de vernissages assez animés suivis de salles vides (13)  », dit-il à Jean-Pierre Verheggen en décrivant les années suivant la seconde guerre mondiale.

Lorsque nous abordons les « Poquettes volantes », objet propre de notre visite, André commence par la « cuisine » de l’éditeur. Cette collection était entièrement une autoédition. Tout a été fait maison – et à la maison – avec de tout petits moyens. André Balthazar exerce alors la profession d’enseignant ; « on n’avait pas de télé à l’époque, et le soir on avait du temps », nous dit-il. Jacqueline, elle, s’est entièrement consacrée au projet et n’est jamais revenue à l’enseignement. La matérialité du livre a sa grande importance ; « le livre, on le lit avec les mains », souligne André. Les « Poquettes volantes » ne sont ni des photocopies, ni des fanzines. Le papier avec de l’encre dessus, c’est la culture du livre au même titre que les prix accessibles. Tous les livres de la collection coûtaient à l’époque le même prix, 20 francs belges, équivalent de 50 centimes d’euro ; ils sont plus chers, mais pas chers, aujourd’hui : 6€20 le volume. Ce prix ne vaut bien sûr que pour les exemplaires disponibles ; une vingtaine de titres, épuisés, sont objets de spéculation sur le marché de l’art. En contraste avec cette réalité brutale, André se fait très précis. Pour pouvoir appliquer ces prix bon marché, il fallait tout faire par soi-même. C’est lui qui a fait la maquette ; reprendre le même modèle de couverture pour tous les livres de la collection, c’est déjà réduire le coût de la fabrication. en 1965 − naissance des « Poquettes » − même si une grande partie des livres réalisés l’était à la main (rassemblement des feuilles, agrafage, rognage…), l’impression était désormais entre les mains d’un imprimeur professionnel, sauf pour les tracts ou autres petites publications. elle se faisait souvent chez l’imprimeur du coin de la rue dont l’occupation principale était de faire des cartes de visite ; mais ils avaient aussi une petite presse. Les feuilles imprimées au format A4 étaient pliées à la maison. « Tu termineras ministre des Plis (14)  », lui dit Verheggen. Toutes les « Poquettes volantes » ont le même – tout petit – format, 11 x 13,7 cm (A4 plié deux fois et massicoté), entre autres pour permettre l’envoi sous une simple enveloppe. Elles sont toutes piquées à une seule agrafe. « On n’avait pas d’équipements, dit André, tout a été coupé à la lame de rasoir ». Le prix de la fabrication a donc été dérisoire, mais André Balthazar recadre : « on ne cherchait pas la rentabilité, mais le plaisir ».

André nous dit d’emblée qu’il ne veut pas entrer dans la discussion sur la définition du livre d’artiste. Ça n’a jamais été sa problématique. De toutes les façons, quand son projet éditorial se met en place, l’idée même du livre d’artiste n’existe pas encore, tout simplement parce que, à l’époque, on n’en fait pas encore. Et puis, la pensée bûl ne veut-elle pas jouer les trouble-fêtes, brouiller les frontières, celle par exemple qui sépare et unit à la fois le livre de poésie et le livre d’artiste. Il lui suffit que le livre soit peu cher et publié à grand tirage et qu’il chérisse la culture du papier et de l’encre. L’éclairage par l’histoire du livre lui convient. Les « Poquettes volantes » sont tirées à 1000 exemplaires, sauf pour le troisième volume (600 exemplaires). « Faire petit, mais en nombre (15)  ». C’est ce tirage qui permet à plus de 40 titres d’être encore disponibles aujourd’hui, quarante ans après leurs sorties. « On n’a jamais fait des livres d’artistes », nous dit-il. Puis, il évoque une rencontre à Saint-Yrieix-la-Perche, sous les auspices d’Henri Cueco. Il y avait, outre lui-même, Guy Schraenen et Michel Wittock, bibliophile et fondateur du musée de la reliure en Belgique. Schraenen, éditeur, défendait l’idée du livre d’artiste à 1 ou 2 €. « Comment voulez-vous qu’ils soient d’accord ? » – nous lance André. « L’art c’est ce que nous faisons – a écrit Carl André, artiste – la culture c’est ce qu’on fait avec nous (16)  ».

L’étymologie du titre de la collection, « Poquettes volantes », n’est pas simple à expliquer non plus. « Petit livres pour petites poches », dit l’exégèse officielle, « poquettes volantes » est une « expression de médecine régionale qui désigne les papules rosées qui se transforment rapidement en bulles, à liquide d’abord clair, puis purulent, et qui couvrent le corps des enfants atteints de varicelle (17)  ». Ces « poquettes », petites poches à contenu « sublimé corrosif (18)  », sont désignées comme « volantes », car elles s’envolent ou tombent quand la maladie passe. Les « poquettes volantes » seraient donc le moment d’infection et de crise ; c’est la fièvre et l’état d’instabilité. Après, tout rentre dans l’ordre. Métaphore extraordinaire, si c’en est une. Peut-être est-ce en elle qu’il faut chercher la raison pour laquelle le Daily Bûl n’a jamais envisagé une réédition de « poquettes ». La varicelle ne s’attrape pas deux fois, et ces livres ne correspondent pas à un état de quiétude. Par conséquent, les 1000 exemplaires de chaque titre sont numérotés au tampon, et il n’y a eu dans cette collection ni tirage de tête, ni signature de l’artiste, ni d’ « e.a. » (épreuves d’artistes), car ce ne sont pas des pratiques d’éditeur de livres. La fragilité des « Poquettes volantes », comparés à la manière slave aux « savoureux zakouskis de l’avant-garde (19)  »,  les voue à la disparition prochaine ; et cette finitude programmatique leur donne un sens comparable à la « maladie » existentielle de leurs éditeurs : une effervescence passionnelle et « la culture du ténu (20) ».

Mais en nous recevant, André Balthazar joue d’emblée avec les mots : « poquettes volantes », nous explique-t-il, car ces livres sont au format de poche, et par conséquent se volent facilement. Certes, le vol est aussi un moyen de diffusion…

Dans l’idée que Pol Bury et André Balthazar se font au départ de cette collection éditoriale, il doit y avoir des auteurs connus (des « locomotives ») et des auteurs inconnus. Telle est en effet l’ambition de tout éditeur qui se respecte et qui voit loin : construire le prestige de sa maison tout en inventant les auteurs. Mais André reconnaît finalement l’échec de cette ambition, dû aux multiples contraintes et difficultés de la diffusion. Il a du mal à comprendre les marges pratiquées par les libraires et les distributeurs, pouvant dépasser 50% du prix du livre ! Jacqueline évoque son rêve brisé d’avoir un distributeur dans chaque département en France… Échec, peut-être, mais davantage de la culture populaire du livre dans les sociétés occidentales, que du Daily Bûl ; la reconnaissance récente de l’importance de cette expérience éditoriale, la sollicitation par l’IMEC (Institut Mémoire de l’édition contemporaine à Caen) et la création à La Louvière du Centre Daily Bûl & co., viennent contredire confortablement ce sentiment d’échec.Des noms parlent d’eux-mêmes : quelques poètes surréalistes belges et des fringants, presque encore jeunes, tels que Jean Tinguely et Daniel Spoerri, Klein et Villeglé, Pierre Alechinsky et Christian Dotremont, Julio Cortázar, Aarrabal et Topor, Christo et Ben, Jesus-Raphaël Soto, Dieter Rot et Robert Filliou, et quelques autres, tous collaborateurs de l’académie de
Montbliart et du daily Bûl.

Comment se sont produites ces rencontres ? Comment s’est construit le catalogue du Daily Bûl ? Comment a-t-il pu acquérir un tel prestige ? Effet de boule de neige, dit modestement André Balthazar, c’étaient « des amis d’amis ». Et pourtant cette modestie mérite d’être mise en concepts, car depuis longtemps, mais peut-être en particulier à la sortie de la guerre, les artistes ont appris à mettre sur pied des réseaux d’échanges et de communication que Lucy R. Lippard considérera au début des années soixante-dix comme support d’une culture alternative qui permet de faire « le choix des moyens de vivre sans tomber hors de la société (21) . » Dans cette seconde moitié du XXe siècle, époque des mass media et de la communication, les travaux les plus importants de l’art s’épanouissaient et se diffusaient grâce à la force de ce que la sociologie de Mark Granovetter appelle « des liens faibles » : un réseau de contacts personnels (famille, amis, voisins, connaissances, etc.). La pensée bûl, sans le savoir, était à la pointe de cette tendance. Lorsque Pol Bury, encore à la fin des années quarante s’éloigne de René Magritte n pour se rapprocher du groupe CoBrA (22), notamment de Christian Dotremont et de Pierre Alechinsky, c’est tout un réseau de contacts qui se déplace vers Paris ; lorsqu’il rejoint la galerie Iris Clert,  apparaissent à l’horizon les nouveaux réalistes, à commencer par Yves Klein, puis Restany, Tinguely, Spoerri. Quel dommage qu’ils n’aient pas tous fait des « Poquettes volantes !»

André reconnaît qu’il a eu des occasions ratées, il y en a toujours : manque de temps, réponse omise, etc. Mais il y a eu quand même un livre de Villeglé (volume quarante-deux des « Poquettes volantes », conçu en 1971), Les Volantes du Ravisseur, comportant une suite de petits textes, à la fois manifestes, exposé de la méthode artistique des « affichistes » et souvenirs d’expériences d’un ravisseur d’affiches, poète de mots lacérés.

C’est aussi par la revue Daily-Bûl que se faisaient bien sûr les rencontres, celle avec Filliou par exemple, qui signe le volume vingt-et-un des « Poquettes volantes ». Son Poème collectif, n cahier de 24 pages sans foliotation, couverture noire, comporte 16 pages vierges où un poème peut être inscrit par les « lecteurs » du livre, à la manière d’un « cadavre exquis ». Filliou apporte ici une solution remarquable à l’angoisse qui peut envahir un poète qui s’improvise devant la page blanche. « Inscrivez sur la première page le nom de 5 à 7 objets, lit-on dans les instructions, – choses, émotions, sentiments, etc. – dont vous vous débarrasseriez volontiers », et Filliou de donner quelques exemples : « une photo de mariage / une paire de chaussettes / une lettre reçue voici 10 ans ou la veille / l’école / l’armée / les rhumatismes ». Un poème curieux, il faut bien l’avouer, qu’il faut soi-même écrire avant de pouvoir le lire ; le vrai tour de force bûl est ici de vendre comme Poème collectif un livre sans poèmes ! Au Poème collectif un auteur collectif, Robert Filliou & co., le tout redéfinissant le rapport à l’art : les qualités esthétiques – les pages blanches par exemple – n’ont de valeur que pour autant qu’elles contribuent à transformer la vie, à en intensifier le sens, en ouvrant un espace de création.

Les soixante-deux « Poquettes volantes » sont parues entre 1965 et 1979. Certes, un esprit surréaliste planait à ses origines au-dessus de la pensée bûl, mais elle a appris à s’en libérer efficacement ; on peut l’observer dans cette collection. Le volume cinq, Par suite de Lourdes Castro, par exemple, publié en 1966, comporte, sans aucun texte, 20 pages de dessins représentant un jeu entre deux personnages fantomatiques, l’un visuellement plein, l’autre vide. Le volume vingt-neuf de 1968, Bianco e Giallo. Piccola storia di un quadrato e di un rettangolo (blanc et jaune. Petite histoire d’un carré et d’un rectangle), est, quant à lui, un magnifique travail plastique d’Antonio Calderara fait à même le livre. D’une grande sobriété, ce jeu de traits droits, tantôt horizontaux tantôt verticaux, tantôt courts tantôt longs, tantôt uniques tantôt dédoublés, etc. s’est doté, grâce au dispositif du livre, d’une nouvelle richesse de relations : succession de pages, mise en espace des formes, rapport à la lecture, multiplicité d’entrées et de sorties, etc. Le jaune est vif, lorsqu’on le voit sur les aplats des pages de garde, discret quand il trace ces lignes, et presque illisible lorsqu’il imprime les lettres sur le fond blanc : dans le colophon mais aussi sur la couverture, elle aussi blanche.

Chaque volume des « Poquettes volantes » mériterait une attention ; quelques exemples pris au hasard (ou presque).

Le volume double de Jacques Calonne, Quadrangles pour piano, de 1969 est composé du volume trente-six, sous-titré I. Explication de la Notation, et du volume trente-sept, sous-titré II. Figures. Le premier expose une théorie musicale hautement formalisée, le second, treize partitions écrites selon ce programme.

Le volume cinquante-neuf d’Éric Angelini, Labyrinthe, date de 1979. Digne de la « Bibliothèque de Babel » de Borges, c’est un seul livre, et non plus une bibliothèque, qui s’avère être un labyrinthe redoutable et incompréhensible. Paradoxes mathématiques aidant, sans doute, le lecteur est invité à passer de la première à la dernière page en respectant deux lois, décrites dans le « Mode d’emploi » du livre. Le passage s’opère d’un nombre à un autre, huit nombres étant disposés sur chaque page en forme de carré ; on saute d’un nombre à un autre, mais il faut respecter la contrainte précisée par les deux lois. Ça entraine une lecture passionnante, nécessitant attention et ruse, qui semble ne jamais vouloir prendre fin : pressentiment d’une lecture infinie.

Le volume double cinquante-six et cinquante-sept de 1976 est un travail commun de Jean Tardieu et de Pol Bury. Le premier, intitulé L’œuvre plastique du prof. Froeppel. Dix variations sur une ligne, pourrait être vu comme une suite de l’œuvre d’Alphonse Allais et de l’Académie du dérisoire. Sur les belles pages, une ligne droite horizontale, située à différentes hauteurs ; au dos de chacune de ces pages, désignées comme « planches », les légendes suivantes :
« Pl. I : Fragment d’une ligne droite sans commencement ni fin » ;
« Pl. II : Femme enceinte vue par un citoyen unidimensionnel » ;
« Pl. III : La table mise (première esquisse d’une nature morte) » ;
« Pl. IV : Passage de l’Équateur » ;
« Pl. V : Fil à couper le beurre (en l’absence de la crémière) » ;
« Pl. VI : Une des portées musicales où Beethoven écrivit la Sonate dite ‘Au Clair de la Lune’ » ;
« Pl. VII : Fil de télégraphe vu par la fenêtre en chemin de fer. (C’est l’automne, les hirondelles viennent de partir) » ;
« Pl. VIII : Horizon maritime. Beau fixe » ;
« Pl : IX : L’infini, à sa naissance » ;
« Pl. X : Tout commentaire est inutile ».

Le volume de Pol Bury, publié et diffusé avec celui de Jean Tardieu, entreprend une Infra-critique de l’œuvre plastique du prof. Froeppel. Procédant selon une méthode succinctement exposée, le texte de Bury est une cinglante parodie de ce que font les critiques d’art en parlant d’œuvres qu’ils ne comprennent pas, incompréhensibles ou non. C’est une graphomanie exemplaire et drôle, maniée avec la finesse bûl, noble et parfaitement maîtrisée. Le discours est philosophique, l’infini y a un accès privilégié, les références sont cultivées (Flattland d’Edwin Abott, Eros et Tanatos, Van Gogh et Delacroix, Théophile Gauthier, Pierre-Simon de Laplace, Fontenelle – tout cela sur à peine 14 pages d’écriture). En voici un échantillon : « Pl. I […] Le Fragment ne peut exister que s’il est sectionné d’un Tout, donnant donc naissance à un commencement et à une fin de Fragment. Si ce fragment naît d’une amputation qui crée à son tour une fin et un commencement (à sa gauche et à sa droite), le Tout est-il encore intact ? Ne cesse-t-il pas d’être un Tout ? / Autant de questions sans réponses, autant d’inquiétudes ». Les deux volumes sont de l’ordre du « conceptuel  burlesque », pour reprendre l’heureuse expression que Pierre Monjaret a inventée pour réinjecter de la facétie critique dans la démarche conceptuelle.

Tous les autres livres de la collection méritent aussi un détour au Cabinet du livre d’artiste. 

Pol Bury a publié trois autres poquettes, si l’on ne compte pas le volume dix de 1966, extraits du Journal d’un Faiseur 1951-1952, que la couverture attribue à Ernest Pirotte, un pseudonyme de l’artiste. Le contenu oscille ici entre paradoxe surréaliste et notation conceptuelle : « 28 décembre 1951. Faire de sa vie une œuvre d’art » […] 6 janvier [1952]. C’est aujourd’hui l’Epiphanie. […] 9 janvier. Ma tante Bertha n’aimait que les instruments à corde (23), elle trouvait ceux à vent vulgaires et grossiers. […] 18 janvier. À la date d’aujourd’hui, je lis dans mon calendrier ‘Ch. de S. Pierre’. […] 25 janvier. Je vois un art dans lequel l’être, le soi, le quant-à-soi, le moi, le surmoi se trouveraient assis sur la même chaise », etc.

La première « poquette volante » de Bury, Le Petit Commencement, volume trois sorti en 1965, a été reprise dans Le Petit Commencement (1965), suivi d’un Épilogue provisoire (1975) (volume soixante-et-un de 1975, l’avant-dernier numéro de la collection, portant au demeurant une datation anachronique). Les deux textes apportent des réflexions sur sa pratique d’artiste dans un environnement culturel en pleine évolution ; mais autant le premier semble chérir un certain optimisme, autant dans le second, acerbe et libertaire, on lit une désillusion. « Un petit commencement », en effet, car « l’aimant, le moteur, le néon » ne sont encore rien par rapport à ce que « la science, chaque jour, découvre ». « Une caméra vaut bien une brosse », admet le peintre ; et avec « un matériel immense que des siècles d’imagerie ont accumulé », conclut-il, « nous pouvons commencé à délier ». Dix ans plus tard, l’artiste semble désabusé, son texte est lucide, l’esprit reste résolument moderne : « Ce qui est fait n’est plus à faire ». Mais les conséquences sont de plus en plus difficiles à assumer. « L’aimant, le moteur et le néon s’empoussièrent aussi sur les murs des musées. / Hier on inventa l’idée, et dans l’aujourd’hui finissant on a imaginé le concept : panacée esthétique pour qui se pose des questions sans réponses. / On pourrait penser qu’un concept n’a que faire du plumeau du Conservateur ; il semble, par sa nature, échapper aux outrages du temps. C’est du moins la théorie. En effet, quel musée oserait rendre à sa fonction l’urinoir de Duchamp, même ‘tiré’ en multiples – non signés à la rigueur ». Bury se l’est imaginé ; un artiste l’a récemment fait. Si les prophéties se réalisent quelque part, c’est bien évidemment dans l’art. L’« Épilogue provisoire » commence par « Le doigt dans l’œil » : une analyse fine de l’aliénation de la main dans le rapport au monde d’aujourd’hui. L’hypothèse pour l’avenir « est un être humain muni de deux doigts et de dix yeux ». « Il ne nous reste donc, écrit Bury, que le constat de ce que nous sommes, et sa conséquence logique : la jouissance immédiate ». L’avant-garde se banalise. Les chapitres conclusifs sont intitulés « L’art contesté et l’artiste contestable », ainsi que « Le délire boursicotant et ses suites ». Mais le ton n’est pas cassandresque, loin de là : il reste libertaire et bûl ! « Comme le labeur est la monogamie dans le travail, la monogamie est le labeur dans le sexe. Monogamie et Beaux-Arts engendrent le labeur qui crée l’ennui et chasse le plaisir ». Dans le même esprit, Le Pouvoir érectionnel de Bury enfin (volume cinquante-et-un de 1974) est quant à lui un croustillant poème qui a pris la forme de livre d’artiste. Pour rougir, il faut se donner le luxe de le lire à voix haute.

Les Deux Contes d’André Balthazar (volume trente-trois de 1969) complètent bien l’exposé de la pensée bûl, dont il a dit qu’elle « n’est pas un vertige, mais plutôt une façon de perdre l’équilibre (24)  ». Son écriture poétique convoque le désir et la sensualité, désir de voir lundi devenir dimanche et sensualité qui attrape la poésie enveloppée dans l’ordinaire le plus ordinaire. Le plaisir, c’est le temps qui s’arrête, le bain chaud entre 8 heures 16 et 8 heures 16. Éditeur-artiste, André est aussi poète. Et il faut en effet beaucoup de Witz pour gérer – aujourd’hui – l’institutionnalisation de la pensée bûl, objet gracieux, on l’a vu, et cependant volatile. À 76 ans, Jacqueline à 71, les éditeurs du Daily Bûl ont en effet à assumer aujourd’hui une lourde tâche consistant à accompagner le basculement de leur passion bûl dans le domaine du patrimoine. Les archives de Pol Bury ont été confiées à l’IMEC, celles du Daily Bûl sont restées à La Louvière avec le triple soutient de la Ville, de la Province et de la Communauté française. Mais André n’a jamais perdu le sens bûl, et le vrai couronnement, une consécration !, qu’il raconte avec une voix malicieuse, est venu – croyons nous – le jour où il a pu s’assoir dans le fauteuil sur lequel Marcel duchamp trônait pour jouer aux échecs avec Man Ray.

1. Pol Bury, « Discours de réception de l’Académicien André Balthazar », 1955, in Daily Bul. 1955/1985. 30 années d’éditions et d’activités, Ploëzal, Château de la Roche-Jagu, 1985, s.p. (année 55-56). Il existe trois publications documentaires de référence relatives au Daily-Bûl et ses activités. Outre le catalogue mentionné, la principale source d’information restera Le Daily-Bûl : quarante balais et quelques, La Louvière, Daily Bûl, 1998. La troisième est la publication inaugurale des Archives Daily-Bul & C°, Naissance d’une pensée : la pensée bul, 2009, mais le passage cité ne se trouve pas dans le discours reproduit ici, p. 14-15.
2. Naissance d’une pensée: la pensée bul, op. cit., p. 2.
3. Achille Chavée (1906-1969), poète belge, fonde le groupe « Rupture » en 1934. Personnage haut en couleur et (délibérément) controversé, il est résistant communiste et, recherché par la Gestapo, entre en clandestinité en 1941. Malgré ses ouvertures à toutes les pratiques de l’avant-garde, ses engagements militants, son appartenance générationnelle sans doute aussi, l’ont rendu quelque peu autoritaire : « D’ailleurs, Bathazar, tu es trop jeune pour discuter » (« Entretien André Bathazar – Jean-Pierre Verheggen », in Le Daily-Bûl : quarante balais, op. cit., p. 28). Les relations d’André avec lui ont été tumultueuses, mais toujours marquées d’admiration. Pour en parler, notre hôte commence par nous citer un de ses poèmes : « La libellule est un mammifère qui se nourrit d’éponge et de morceaux de bois ». Le plus beau de ses aphorismes qu’il a lui-même appelés « Décoctions », publié par le Daily Bûl sous forme d’affiche, est sans doute celui-ci : « Il ne faut jamais ternir sa mauvaise réputation ».
4. Le Daily-Bûl : quarante balais, op. cit., p. 43.
5. « Entretien André Balthazar – Jean-Pierre Verheggen », loc. cit., p. 35.
6. La publication et la diffusion de tracts a été une activité à part entière du Daily Bûl. Mais il serait bon de parler de faux tracts, voire d’antitracts, car saugrenus le plus souvent, ils se plaisaient à sourire de ceux des surréalistes parfois tirés sur beau papier et de tous ceux nombreux qui circulaient à cette époque.
7. «Entretien André Bathazar – Jean-Pierre Verheggen», loc. cit., p. 58. Il y aura donc ici une interview dans l’interview, forme réflexive et ouverte aux compléments, qui permet de remédier à la frustration de la durée trop courte de notre entretien.
8. Idem.
9. Daily Bul. 1955/1985. 30 années d’éditions et d’activités, op. cit., année 58.
10. L’escargot est l’emblème de la pensée bûl et des éditions Daily-Bûl.
11.Daily-Bûl n° 2, juin 1957, p. 1, reproduit in Daily Bul. 1955/1985. 30 années d’éditions et d’activités, op. cit., année 57.
12. « Vers 1955, Pol Bury et André Balthazar, l’un artiste, l’autre pas, s’installent durant les week-end à Montbliart », Naissance d’une pensée : la pensée bul, op. cit., p. 2.
13. «Entretien André Bathazar – Jean-Pierre Verheggen», loc. cit., p. 27.
14. Ibidem, p. 67.
15. Idem.
16. « Art is what we do. Culture is what is done to us », in Cuts. Texts 1959-2004, Cambridge / London, MIT Press, 2005, p. 30. Nous traduisons.
17. Daily Bul. 1955/1985. 30 années d’éditions et d’activités, op. cit., année 65.
18.Telle est la définition bûl de la poésie, donnée par Marcel Havrenne dans le manifeste « Pour une téléologie bûl », loc. cit.
19. Le mot est de Paul De Swaef, Le Peuple, « Entretien André Bathazar – Jean-Pierre Verheggen», loc. cit., p. 67.
20. Voir la reproduction de « Techniques d’approche et approche technique », carte postale de 1958.
21. Lucy R. Lippard, Six Years : The dematerialization of the art object from 1966 to 1972…, London, Studio Vista, 1973, p. 263-264. Nous traduisons.
22. L’éloignement de Bury, très mal ressenti par Magritte, s’opère vers 1946. Quant à « Ça est deux pipes » (1958), il s’agissait d’un hommage qui fut très mal compris par le Maître qui y vit un outrage. Il y eut sans doute une pipe de trop. Voir Naissance d’une pensée : la pensée bul, op. cit., p. 30.
23. On disait de Niccolò Paganini qu’il savait jouer sur une seule corde ! (ndlr).
24. Note sans date, Naissance…, op. cit., p. 12.

 

 










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