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Bruno Di Rosa RELECTURE
Du 1er mars au 14 avril 2012 (vernissage le jeudi 1er mars à 18h)

"Comme visiblement nous sommes partis pour longtemps je crois qu'il est judicieux de mettre dans la valise ce qu'il est possible d'y placer."

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LIVRE D'ARTISTE: L'ESPRIT DE RÉSEAU (1).
LA COMMUNAUTÉ D'ÉCRIVAINS SELON BRUNO DI ROSA

La présentation des travaux de Bruno Di Rosa au Cabinet du livre d’artiste coïncide avec la parution aux Éditions Incertain Sens du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et de Bruno Di Rosa. Il s’agit en effet du premier roman écrit en français – l’ancien français, c'est-à-dire le françois (2)– au XIIIe siècle, dont l’inachèvement, plus que vraisemblable, est dû sans doute à la mort précoce de l’auteur. Mais une tradition éditoriale s’est établie au cours de l’histoire grâce à laquelle le Roman de la Rose existe malgré tout sous une forme « achevée », avec une suite qu’on doit à Jean de Meung qui a repris et complété le travail de Guillaume de Lorris une quarantaine d’années après sa mort. Tradition ancienne, car la conception de l’auteur et de ses droits qui dominent aujourd’hui considérerait une telle « collaboration » comme une usurpation.

Cette tradition, Bruno Di Rosa la met en cause ; il la brise en reprenant le texte, car la suite écrite par Jean de Meung lui paraissait trahir le projet de Guillaume de Lorris. Ainsi relève-t-il un défi audacieux pour l’artiste d’aujourd’hui : parler d’un amour chevaleresque en reprenant le fil rompu il y a huit cents ans et en respectant de surcroît la rime et le pied pour maintenir l’esprit du poème de Guillaume de Lorris. Peut-on en faire une œuvre contemporaine ? Bruno Di Rosa prend les choses à rebrousse-poil : « il est très difficile, voire impossible, écrit-il dans le texte intitulé « Du sous-réalisme » reproduit ici, de ne pas faire une œuvre contemporaine, ou alors on mime, répète ou recopie, le sachant ou non ; mais jamais, il est possible de créer une œuvre passée ». Comment interpréter cette remarque, puisque la versification n’est plus dans l’esprit de la poésie contemporaine ? Résidus de la culture orale où la poésie était avant tout une mnémotechnique, la rime et le rythme de la poésie n’appartiennent plus à notre temps, et si, pendant une très longue période, ces contraintes rythmiques étaient reconduites comme convention poétique, c’est notamment pour donner une référence aux lecteurs : le genre poétique qu’ils permettaient d’identifier, faisait partie du sens de l’œuvre. Cette époque, elle aussi, est aujourd’hui révolue, même si – alors que la versification poétique a été abandonnée définitivement au XXe siècle au profit du « vers libre » revendiqué par les avant-gardes – des contraintes d’un nouveau genre, inventées notamment par l’Oulipo, sont apparues depuis les années 1960. Il ne semble pas que le contexte récent du retour à la contrainte poétique puisse justifier le retour à des contraintes « à l’ancienne » dans une œuvre contemporaine (3). Pour intégrer le projet de Bruno Di Rosa dans une « contemporanéité » artistique il faut donc exploiter d’autres pistes. La question est de savoir en quoi son livre – livre dont il a pris l’initiative, mais qu’il n’a pas inventé, puisqu’il n’a fait que reprendre et développer la trame tissée par le confrère d’une autre époque – est un livre d’artiste, c'est-à-dire peut être regardé comme tel ?

La première réponse serait une raison par défaut : c’est un livre d’artiste parce que le champ littéraire n’est visiblement pas prêt à accepter en son sein, comme une œuvre poétique, la mise en cause de ladite tradition éditoriale, si toutefois on peut interpréter ainsi – quelque peu abusivement – le refus du Centre national du livre d’accorder une subvention à ce projet. Le champ des arts plastiques, plus ouvert, s’est souvent enrichi de situations semblables, terre d’accueil de divers phénomènes artistiques bannis de leurs propres pays ; Bruno Di Rosa, écrivain et artiste, vient précisément des contrées des arts plastiques. Pour ne prendre que quelques exemples, tel fut le cas de la poésie visuelle, de la musique Fluxus, du cinéma expérimental, du happening et de la performance qui n’intéresseront les chercheurs en études théâtrales qu’un bon demi siècle après leur émergence, etc.

Ce n’est pourtant pas la qualité poétique qui manque à la suite du Roman de la Rose écrite par Bruno Di Rosa. Simple et émouvante, elle incarne la poésie lyrique. Les aventures de l’amoureux à la recherche de celle que son cœur a choisie, telle une suite de stations ou de mouvements du cavalier sur l’échiquier d’un monde merveilleux (quoique violent), sont autant de prétextes apportant la preuve que chaque pensée et chaque sentiment, chaque instant et chaque lieu, chaque objet et chaque projet, portent en eux une richesse poétique intarissable. La poésie est toujours là où le brave et fidèle chevalier s’arrête ; elle jaillit de son regard, de ses paroles, de ses peurs et de ses lassitudes. D’une singulière candeur, l’écriture de Bruno Di Rosa étonne peut-être avant tout par le fait que cet exercice littéraire, anachronique s’il en est, « tient la route ». Dix ans il a fallu à l’auteur pour l’écrire, certes, mais le roman se lit, et se lit bien, même s’il porte un sujet à contretemps : l’égarement amoureux d’un paladin médiéval.

Mais une autre piste paraît plus intéressante. En effet, dans la « Note d’intention » que l’auteur a placée en « avant-propos » de son livre, il apporte un éclairage non pas tant sur l’histoire que celui-ci raconte, ni sur la forme poétique du récit, mais sur ce qu’il convient d’appeler la communauté d’écrivains : « Il m’a toujours semblé qu’en écrivant, le temps, au moment même où les mots s’inscrivent, s’évanouit, qu’à cet instant précis tous les écrivains de tous temps sont présents avec moi (4) ». Voici donc deux éléments dont il faudrait tenir compte pour explorer cette piste : le sentiment d’appartenance à la communauté d’écrivains d’une part et le contexte du travail de Bruno Di Rosa d’autre part, où le recours à l’imprimé côtoie autant les entreprises plastiques que les projets littéraires.

Après tout, pour qui connaît le parcours de l’artiste, Le Roman de la Rose n’est peut-être pas une véritable surprise. N’a-t-il pas écrit et « mis en scène » en 2004 Ismène, pièce d’un singulier théâtre, considérant que cette sœur d’Antigone a été injustement oubliée par la littérature ? Ce théâtre sans scène, où les lecteurs (et non les comédiens) assis autour d’une table ronde lisaient la pièce (au lieu de la réciter de mémoire), fait appel à la mythologie grecque, dont Bruno Di Rosa s’est imprégné pour avoir produit une gigantesque généalogie des dieux et des héros grecs. Ismène a déjà été travaillée par cette idée de la contemporanéité des auteurs, partagée à travers l’expérience de l’écriture. Plusieurs autres travaux de Bruno Di Rosa reposent d’ailleurs sur cette idée de partage conçu d’ailleurs chaque fois de manière spécifique.

Dans Les Rêveries du promeneur solitaire (1996), il a découpé, ligne après ligne, deux exemplaires de l’ouvrage de Jean-Jacques Rousseau de manière à faire du texte imprimé une ligne ininterrompue de 400 mètres. La ligne de l’écriture est ici littéralement passée entre les doigts du lecteur, comme si l’artiste lisait le texte avec ses doigts pour n’en rater aucun mot. L’on ne dira d’ailleurs pas assez qu’une telle communauté d’auteurs ne saurait se développer véritablement en dehors du livre imprimé, comme cela est arrivé – avec son principe fédérateur plus large – à la République des Lettres, dont l’essor suit de près celui de l’imprimerie. Mais, autant la transformation de l’ouvrage de Rousseau conduit de la forme classique du livre comme codex à une espèce de rouleau, forme ancienne du livre, autant la réappropriation de Madame Bovary de Flaubert par Bruno Di Rosa, recopiée deux fois, en 1985 et en 2008, conduit du livre imprimé à la copie manuscrite. Ici le texte ne passe pas entre les doigts du lecteur attentif, mais par la pointe du stylo : là, aucune lettre ne peut lui échapper ! Copier un livre à la main c’est le lire de la manière la plus rigoureuse où aucune inattention n’est tolérée. C’est pour cela que les notaires demandent parfois qu’une partie du document à signer soit copiée à la main par le signataire qui ainsi ne pourra plus dire qu’il a mal lu le document. Depuis l’invention du codex, forme du livre qui peut reposer sur la table sans se refermer sans cesse, l’écriture fait partie de toute lecture.

On trouvera parmi les travaux de Bruno Di Rosa d’autres projets encore qui mobilisent la littérature et se construisent en présence d’œuvres littéraires d’autres écrivains-compagnons. Dans une de ses installations, il fait par exemple se croiser la lecture par un locuteur bègue des Regrets de Joachim du Bellay, écrits au milieu du XVIe siècle, et le poème Kaddish d’Allen Ginsberg lu par l’artiste en anglais ; les deux lectures sont troublées, l’une par les hésitations de la parole qui rencontre des difficultés à s’énoncer, l’autre dans le fait que l’anglais est une langue ignorée par Bruno Di Rosa. Mais dans tous ces projets, les œuvres d’autres artistes sont explicitement présentes, tandis que dans l’art moderne, elles ne sont le plus souvent que sous-jacentes : on y fait référence, on les interprète, on s’en inspire, on y fait un clin d’œil, etc. On peut penser que cette présence, qui, en même temps qu’elle suscite une nouvelle production, réactivant les œuvres d’un passé, parfois lointain, est la conséquence directe de la conception que Bruno Di Rosa se fait de la communauté d’écrivains. Elle lui permet de pousser à la limite l’idée, propre à la modernité, de l’artiste qui vit et travaille en présence de toute l’histoire passée. Chaque projet ajoute à l’art une nouvelle couche, mais pour Bruno Di Rosa celui-là ne semble pas se ramener à celle-ci. L’art doit donc être un tout vivant, où les œuvres passées sont littéralement présentes dans les œuvres contemporaines. En paraphrasant Robert Filliou, on pourrait dire que l'art est ce qui rend les œuvres passées plus intéressantes que les œuvres passées. C’est peut-être par là que Le Roman de la Rose, autant celui de Bruno Di Rosa que celui de Guillaume de Lorris, rejoint le plus directement la contemporanéité où le premier roman en français et le livre d’artiste peuvent réaliser une fusion ardente.

Toute écriture est autobiographique malgré elle, comme l’affirme la théorie littéraire (Paul de Man). Bruno Di Rosa pratique depuis vingt ans une écriture expressément articulée à l’existence par un protocole simple : écrire une page par jour, tous les jours, et limiter le choix de ce par quoi commencer chaque nouvelle page, en reconduisant le dernier mot de la page précédente comme le premier de la page suivante. Bientôt, pour 10 000 jours vécus, 10 000 pages écrites au stylo à bille bleu dans des petits carnets (5). Écriture de l’existence donc, mais paradoxalement dépersonnalisée, ou désubjectivisée, comme si, d’existence à existence, l’écriture nouait, par delà le temps, une communauté d’auteurs. L’esprit de réseau propre au livre d’artiste, et plus généralement à une certaine attitude dans l’art contemporain, qui a guidé les travaux universitaires ayant abouti à la publication d’un dossier thématique dans le n° 2/2008 de la Nouvelle Revue d’esthétique, a été pensé par rapport à l’espace : une toile d’araignée qui enveloppe tous les continents pour servir les échanges et le partage entre artistes, éditeurs, étudiants, lecteurs, etc. Bruno Di Rosa élargit cette idée pour la penser dans le temps : un réseau qui, grâce au partage de l’expérience de l’écriture, crée des liens intimes entre les écrivains de tous les temps. Aussi le souhait profond de Bruno Di Rosa est-il de voir l’écriture du Carnet bleu reprise par quelqu’un après sa mort.

1. Tel fut le titre du colloque de 2003 à l’université Rennes 2, puis du n° 2/2008 de la Nouvelle Revue d’esthétique, réalisés l’un et l’autre par Anne Mœglin-Delcroix et Leszek Brogowski.
2. Le Roman de la Rose que nous publions comporte également le texte original en ancien français.
3. Pour toutes ces questions, voir : Pierre Vinclair, « Singularité contrainte », Nouvelle Revue d’esthétique, 9/2012, en cours de publication.
4. « Note d’intention », in Guillaume de Lorris, Bruno Di Rosa, Le Roman de la Rose, Rennes : Éditions Incertain Sens / Châteaugiron : FRAC Bretagne, 2012, p. 11.
5. C’est le carnet n° 31 qui a été publié en 2005 par les Éditions Incertain Sens en deux volumes, l’un en fac-similé, l’autre en livre.