CITATION (À COMPARAÎTRE) CHEZ JOHAN TAROOP & VITALY GLABEL
Taroop & Glabel ont fait de l’inacceptable leur spécialité, pour le dénoncer à notre place. Car l’inacceptable c’est tout accepter. C’est « fermer les yeux » : passer à côté des choses révoltantes sans crier son indignation. L’art de Taroop & Glabel commence par retirer à la réalité sociale l’accord tacite : les « c’est comme ça » ou les laisser pisser la bête, bref, il se fonde sur le rejet préalable de toutes les figures de l’assentiment ou du consentement. L’accord tacite veut dire irréfléchi, car fermer les yeux ou détourner le regard, c’est refuser d’admettre dans la conscience ce qui dérange, ce qui est susceptible de nous déstabiliser ou de faire exploser l’ordre social. On peut certes qualifier l’attitude de Taroop & Glabel de provocation, mais celle-ci n’est pas expérimentale : elle est ferme. Leur colère n’est pas pathétique ; elle exprime le désaccord avec l’intolérable et l’insoutenable, l’indigne de l’homme ; pourtant là. Pauvres bêtes, d’ailleurs : c’est pour se soulager que l’homme désigne de leur nom ses propres bêtises et sa propre bestialité. « Faites-nous des hommes, nous en ferons des bêtes », dit un des Textes pour mégaphone (1). Serait-on tenté de désigner l’attitude de Taroop & Glabel comme extrémiste ou naïve ? C’est la seule acceptable, et elle nous renvoie à nos propres compromis et à notre lâcheté, car les artistes cultivent la posture critique : éthique et humaniste.
Si l’on s’appuie sur la définition, relativement consensuelle, de l’artiste, non pas celle de Freud (2) qui voit en lui un individu fantasque qui s’impose à la réalité par la force de ses désirs, mais celle de Bergson (3), qui le définit comme un être sensible, enfantin et candide, capable de s’affranchir des schémas perceptifs, des représentations typiques ou des conventions sociales pour appréhender la réalité en soi : originaire, nue, crue ou vierge, on s’aperçoit que cette définition correspond parfaitement à la posture artistique de Taroop & Glabel ; mais on constate en même temps que, contrairement aux usages qu’on en fait, cette définition peut entraîner des vues politiques radicales sur la place et la fonction de l’art dans la société. Ouvrir les yeux – ce en quoi consiste au fond l’art de Taroop & Glabel – peut donc devenir une pratique indissociablement artistique et politique. Et ce constat ne concerne pas que ces artistes et que la période récente. Il est par exemple parfaitement valable par rapport à l’impressionnisme.
Quel formidable aveuglement des phénoménologues en effet, de ceux qui nous admonestent à ouvrir les yeux pour voir les choses « en personne » en suivant les peintres impressionnistes, et qui ne voient pas que leur résolution à peindre la vie moderne a entrainé en toute logique l’engagement de beaucoup d’entre eux auprès des mouvements révolutionnaires et libertaires. Tel fut le cas non seulement des artistes (Pissarro, Signac ou Guillaumin), mais aussi des critiques qui les ont soutenus (Félix Fénéon, Octave Mirbeau, Champfleury ou Zola) ; ils ont vu les uns et les autres comment la vie moderne « se donne à voir ». Car cette « vue consciente » qu’ils se sont attachés à affûter ne se limitait pas pour eux à l’être intime de l’asperge et à la toilette intime des femmes. Leur regard vif et intelligent se portait également sur la société ! Alors que l’histoire de l’art continue à les enfermer dans les belles vues de la nature – reflets dans l’eau et lumière filtrée par le feuillage – beaucoup (Henri E. Cross, Maximilien Luce, Camille Pissarro, ses quatre fils, etc.) réalisaient aussi des dessins pour les journaux anarchistes (Les Temps nouveaux, La Plume, Le Père Peinard) ou pour d’autres revues libertaires (Le Chat noir,le Gil Blas Illustré, La Vogue ou La Revue blanche). Camille Pissarro a par exemple réuni certains de ses dessins dans un cahier destiné à une de ses nièces sous le titre Les Turpitudes sociales (4) : ce ne sont pas des caricatures, mais des images de la souffrance, de la misère, des conditions de travail honteuses, etc., bref : de l’inacceptable. C’est ainsi que les impressionnistes ont réellement ouvert les yeux, qu’ils sont allés « sur le motif ».
Mais au tournant du XXe et du XXIe siècle, la conscience artistique n’est plus la même qu’à la fin du XIXe. Taroop & Glabel sont sans aucun doute les héritiers des Incohérents, même si la posture du ratage ne semble pas aussi importante pour eux que pour les Incohérents, qui cherchaient à réunir les artistes ne sachant pas dessiner. La continuité peut néanmoins être repérée dans beaucoup d’aspects de leurs pratiques respectives : position politique affirmée et usage massif de l’imprimé, rejet de la manière obsessionnelle de peindre, de dessiner ou de faire de l’art en général, dissociation de l’art et de la production manuelle, afin que l’art ne soit plus le « sismographe » de l’âme, fétiche par excellence et complice du commerce, mais plutôt la voix de la réflexion et de la raison, etc. Mais ils ont intégré dans leurs stratégies les évolutions de l’art au cours de tout un siècle. Ainsi la série des Colligrammes de Taroop & Glabel est réalisée comme les « lettres de corbeau » (026, 031, 032, 149, etc.), méthode bien connue pour rompre toute connexion de l’« œuvre » et de son auteur. Ainsi leurs caricatures politiques ne sont jamais – à l’exception de Jésus, Staline et Hitler – adressées ad hominem, car elles pointent des problématiques ou des mécanismes sociaux, et non des personnes ; elles enseignent à penser plutôt qu’à s’émouvoir. Ainsi l’emploi fréquent par ces artistes de courts textes, dont le statut varie entre aphorismes – « Plus on vieillit moins on attend » (177) – et slogans – « Gode est Amour » (162) –, peut être considéré comme la leçon retenue aussi bien de Dada et Fluxus que de l’art conceptuel, même si la dérision a désormais pris le dessus : « Bouffe Chie Crève (Mange, défèque, meurs) » (266). Ainsi le détournement, que Taroop & Glabel ont intégré à divers niveaux de leur vocabulaire plastique, s’enracine sans doute dans les pratiques de l’internationale situationniste : « Être né, c’est déjà un crime » (066).
Ce qui constitue la démarche propre et originale de Taroop & Glabel, y compris – souvent – dans leurs livres d’artistes, c’est l’usage particulier de la simple citation, usage qui est la conséquence logique de leur stratégie générale visant à inciter le spectateur à ouvrir les yeux pour voir. La citation directe est donc un moyen artistique commode, mais il faut l’entendre comme citation à comparaître ; la réalité est convoquée à comparaître « en personne », telle quelle, devant les yeux médusés du spectateur. Mais Taroop & Glabel ne sont ni entremetteurs ni justiciers ; ils sont comme le philosophe de Platon, des citoyens qui s’étonnent, et non pas comme celui de Hegel qui, pour avoir tout compris, ne s’étonne plus de rien du tout. Sous les habits de la dérision et de l’humour noir, Taroop & Glabel hurlent leur colère et leur rage. Ils n’ont plus besoin de travailler comme poètes, qui cherchent à découvrir dans le monde les relations que personne n’a encore jamais découvertes, car la réalité est plus forte que l’art et la poésie pris ensemble. C’est au spectateur d’être poète en surprenant son propre sourire moqueur devant les choses les plus banales, qui viennent de surcroît de son environnement familier, et qu’il a pourtant toujours évitées de voir : c’est là la grande découverte poétique de Taroop & Glabel.
Tel est par exemple un des livres les plus drôles que l’on ait jamais publié : Aucune Photo ne peut rendre la beauté de ce décor (2009). Et pourtant, l’intervention des artistes est ici infime. Ils se limitent à reproduire sur les belles pages successives, avec leurs légendes, près de cent cinquante photographies provenant de la presse locale française. La poésie éclate à travers le rapport entre celles-là et celles-ci, parfois à la limite du concevable, comme dans cette contrepèterie dite « belge » : « beau et chaud ». Le titre du livre vient d’une de ces légendes qui donnent plus à penser que la photo ne donne à voir. Mais beaucoup de photos montrent correctement, bien qu’en noir et blanc, ce qu’il y a à voir, la légende faisant alors un effort émouvant pour donner de la couleur à la tristesse des fêtes, ou pour se montrer inventive et intelligente face à la misère du quotidien.
Mais la citation (à comparaître) prend une forme particulière – surprenante et radicale – lorsqu’elle prolonge la logique même de la culture livre, qui est de rendre publics et accessibles divers documents dont la connaissance est importante, voire indispensable pour bien juger la réalité, pour lui donner le sens qu’elle mérite et pour construire rationnellement notre attitude à son égard. Il s’agit des livres dans lesquels Taroop & Glabel se limitent à citer intégralement – c’est-à-dire reproduire – des documents textuels, simplement pour les rendre publics, en l’occurrence les documents dont on a pris grand soin qu’ils restent confidentiels, inconnus, voire qu’ils disparaissent complètement de la mémoire historique. Ces livres – comme Mickey et les dévergondées ou Méthodes de l’abuseur public n° 1 (2006) ou Le Livre des taxes. Taxes de la Sacrée Pénitencerie Apostolique (2008), – sont de simples citations, mais des citations à comparaître devant le tribunal de l’histoire citoyenne. C’est donc l’art – le livre d’artiste – qui accueille ces documents, car cette opération permet de réactualiser son geste fondateur et de le désidéaliser à la fois : contempler, c’est-à-dire « considérer avec une assiduité qui engage les sens (visuel, auditif) ou l’intelligence un objet qui est ou peut être digne d’admiration (5) »… ou d’abjection.
Le premier de ces livres assure la publicité au « Règlement interne de la société Eurodisneyland à Marne-la-Vallée concernant le personnel féminin », datant de 1989; en annexe du livre, on trouve un « Extrait du règlement interne des vendeurs aux Galeries Lafayette » à Paris, datant de 1931 ainsi que la dépêche de l’AFP de 1989 intitulée « Le pouvoir iranien remet en vigueur la “tenue islamique” pour les femmes ». Le livre se termine par une « Petite bibliographie critique et française » du sujet. Mais quel est le tabou de ce livre ? Qui sont les dévergondées du titre ? Serait-ce toutes ces femmes qui oseraient porter un jean pour aller travailler ? Que penser de cette morale bourgeoise hypocrite, égale à la bigoterie machiste d’une version brutale de l’islamisme qui dégrade la représentation de la femme, ne l’autorisant à rendre visible en public que « les mains et le visage » ? Les réponses (que l’on doit formuler soi-même) à ces questions (qu’on aurait dû se poser soi-même), on les trouvera en lisant d’autres travaux de Taroop & Glabel : « Il va sans dire que nos résultats financiers primes toutes considérations citoyennes » (255).
On retrouve chez Taroop & Glabel une fibre anticléricale, chose rare aujourd’hui. L’Église a d’ailleurs beaucoup profité des critiques des anticléricaux pour se rapprocher de ses propres valeurs, par trop méprisées (6). Le Livre des taxes de Taroop & Glabel remet en circulation le texte intégral de la Sacrée Pénitencerie Apostolique. Il constitue un appel – non exempt d’actualité – à assumer l’histoire pécuniaire de la Curie romaine qui, depuis le Moyen Âge et jusqu’au XVIIe siècle, vendait au prix fort toutes les absolutions possibles. « L’absolution pour celui qui a tué son père, sa mère, son frère, sa sœur, sa femme ou tout autre à lui lié par le sang, à condition qu’il s’agisse d’un laïque ; car, s’il y a un clerc parmi les victimes, le meurtrier est tenu de visiter le siège apostolique […]…… 5 ou 7 g. » (p. 47) ; « g. » est l’abréviation de gulden ou florin, les noms de monnaies frappées en or. Crime, adultère ou corruption, ces dispenses et/ou indulgences ne pouvant pourtant pas, selon ce document, être accordées aux pauvres, « car ils ne peuvent pas payer » (p. 18). Est-ce de l’abus alors de lire ailleurs chez Taroop & Glabel que « Les pauvres ne sont pas rentables » (198) ?
Les artistes ont aussi réédité les couvertures des livres dont l’Église a décidé de faire disparaître les auteurs, tant la dérangeait le contenu critique de leurs écrits. En voici quelques auteurs. Giordano Bruno (014), « mis nu [le 16 février 1600], la langue entravée par un mors de bois l'empêchant de parler et de crier […] et supplicié sur le bûcher devant la foule des pèlerins venus pour le Jubilé ». Giulio Cesare Vanini (011), « condamné à avoir la langue coupée, à être étranglé puis brûlé le 9 février 1619 sur la place du Salin, le hurlement de Vanini fut, de mémoire de Toulousain, le plus horrible ». Étienne Dolet (012), qui « implore le pardon de Dieu, ce qui lui vaut de ne pas avoir la langue coupée avant la mise à feu du bûcher. Le 3 août 1546, il est étranglé puis brûlé avec ses livres sur la place Maubert. Cette place est réservée aux bûchers des imprimeurs : quatre y sont étranglés puis brûlés en 1546. » Toutes ces informations proviennent de Wikipédia.
Dans Dieu n’aime pas les religions (2012), les artistes réunissent une petite centaine de coupures de presse, toutes consacrées au mauvais sort réservé aux croyants : les écroulements des églises sur la têtes des fidèles, le naufrage du chalutier « Si-Dieu-le-veut », la mort des pèlerins en route vers les lieux sacrés, les fidèles piétinés lors des grandes réunions religieuses, etc. Taroop & Glabel mettent systématiquement en relation le phénomène religieux avec l’industrie de la culture de masse : une façon de manipuler la foule en jouant sur l’ambiguïté des symboles, en fondant le populisme sur des tendances psychiques malsaines, en promettant des miracles. « Lourdes + Disneyland = Las Vegas », annonce Opération touristique (171). La médiocrité des mass media n’est pas épargnée : « Ne regardez pas la caméra, priez. Procession de Lourdes, 1959 » (047). Refermez les yeux comme si Taroop & Glabel n’avaient jamais existé. Explicit.
1. Taroop & Glabel, Vous en chierez jusqu’à la fin des temps, Paris, Semiose, 2005, p. 106. Désormais les références à cet ouvrage apparaîtront dans le corps du texte, entre parenthèses.
2. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1970, chap. 23, p. 354-355.
3. Bergson, Rire, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1941, p. 115 et suiv.
4. Publié par Skira en 1972 et épuisé pendant longtemps, ce recueil fut republié en 2009 aux Presses Universitaires de France dans la collection « Sources ».
5. Selon le Trésor de la langue française, consulté sur l’internet.
6. « Le pape s'est montré particulièrement critique envers la papauté, frappée, selon lui, par „la lèpre des courtisans” », http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=1245802&xtmc=lepre&xtcr=5
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