Benoît Police TOUT L'UNIVERS
Du 6 avril au 20 mai 2011
(vernissage le mercredi 6 avril à 18h)
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Sum ambulans, ergo sum ambulation : la méthode déambulatoire de Benoît Police
Si c’est en ces termes que, dans les Troisièmes objections aux « Méditations métaphysiques », Thomas Hobbes moque le syllogisme cartésien « je pense, donc je suis une substance pensante », c’est parce que, selon Michel Malherbe, « il est tout à fait important de savoir si le philosophe est un marcheur. Car la marche est un constant déséquilibre constamment réparé, le risque de la chute, la contingence du discontinu» (1). « Je me promène, donc je suis une promenade », écrit ironiquement Hobbes, comme si une articulation sécrète voulait s’annoncer, malgré lui, entre la marche et la pensée, ego promenans et ego cogitans. Aristote, le péripatéticien, a d’ailleurs déjà découvert cette filiation lorsqu’il a choisi la promenade comme méthode philosophique ; en effet, methodos signifie en grec à la fois marche et démarche.
Dans de nombreux travaux de Benoît Police, on trouve précisément cette association surprenante de la marche et du langage, et ce dans des configurations diverses, comme le relève déjà Jérôme Dupeyrat dans le premier texte critique consacré au jeune artiste, ancien étudiant de l’université Rennes 2 : « un intérêt constant pour le territoire (urbain), la géographie, le déplacement, mais aussi le langage, envisagé comme manifestation ou outil du discours. D’une façon général, pensée et déplacement sont ainsi associés chez cet artiste qui choisit souvent l’itinérance pour élaborer et construire son travail » (2). Retenons donc pour le besoin de ces analyses les catégories générales de la déambulation dans l’espace et la bibliothèque, car la présentation de ses travaux au Cabinet du livre d’artiste est l’occasion de réfléchir à cette relation particulière, mais pas nouvelle, qui unit la marche et le livre. Faut-il rappeler la figure du flâneur baudelairien, ou Friedrich Nietzsche qui écrivait ses livres lors de randonnées en montagne, ou encore Lefevre Jean Claude dont le travail d’archivage de l’art a récemment été interprété par Anne Mœglin-Delcroix dans une pareille optique : « En marchant, en écrivant » (3)?
Comment ce rapport entre le livre et la marche se justifie-t-il chez Benoît Police ? Est-ce parce que la visite de la bibliothèque est une véritable promenade ? Est-ce parce que la lecture d’un livre est une déambulation imaginaire ? Est-ce parce que le livre est une évasion dans l’espace des rêves ? Est-ce parce que les marcheurs précautionneux ne partent jamais en promenade sans emporter un livre ? En effet, l’artiste met l’espace « en perspective avec les faits sociaux, note encore Jérôme Dupeyrat, à travers la façon dont nous le pratiquons, et dont Benoît Police le pratique. C’est en cela qu’il s’agit du territoire et pas seulement de lieux » (4). Et il apparaît dans ces expériences – ou ces pratiques – que diverses formes d’écriture, dont le livre, sont étonnamment présentes dans le territoire urbain.
Par exemple on le voit dans l’origine du projet d’une bibliothèque utopique que l’artiste a intitulé « atlas ». Le fonds de cette bibliothèque est progressivement constitué de livres trouvés dans la rue, le plus souvent laissés à l’abandon après les marchés aux puces ; mais seuls entrent dans le fonds de cette bibliothèque les romans dont titre comporte le nom d’une ville, de petites îles, de montagnes… un point sur la carte : Le Lys de Brooklyn, Boucan à Bucarest, Chasse couplée au Caire, Aux Armes de Cardiff, Les Hommes de Dallas, Les Châtelaines d'East Lynne, Métamorphose à Formose, Destination Hanoï, La Panthère d'Hollywood, SAS à Istanbul, Des Armes pour Khartoum, etc. Ces livres ont déjà été plusieurs fois présentés lors d’expositions personnelles de Benoît Police sous la forme de piles ou de tas de volumes posés par terre. Mais en s’agrandissant, la bibliothèque commence à avoir besoin d’un rayonnage, c’est-à-dire d’une bibliothèque-meuble pour disposer les ouvrages. Au Cabinet du livre d’artiste, il présente donc pour la première fois le projet complet de la bibliothèque. Le rayonnage se présentera comme la grille de géoréférencement (5) d’une mappemonde, c’est-à-dire d’une carte de grande taille représentant, dans un seul rectangle, toutes les parties du globe terrestre selon ce code particulier, mi géographique et mi littéraire. Les livres seront donc rangés à l’intérieur des petits rectangles dans lesquels se trouvent l’emplacement des villes dont ils portent les noms, de telle façon que l’échelle de cette grille du géoréférencement-rayonnage s’agrandira au fur et à mesure que le fonds de la bibliothèque s’accroitra, car il faudra construire de temps en temps un nouveau rayonnage, plus grand, pour ranger les livres ; par conséquent l’atlas que cette bibliothèque constitue sera de plus en plus précis par rapport au territoire du monde qu’il représente, mais en même temps, il y aura de plus en plus d’espaces vides dans certains rectangles du rangement et – comme dans « La Bibliothèque de Babel » (6) de Jorge Luis Borges – il faudra à la fin écrire et publier des livres qui ne sont pour l’instant qu’une simple possibilité, avec des titres qui porteront les noms de bourgs de plus en plus petits et d’îles oubliées des océans, et ce afin de compléter l’atlas.
L’univers borgesien est d’ailleurs très présent dans le travail de Benoît Police, notamment par sa fascination pour le classement, dont la bibliothèque est le lieu d’excellence. Émerveillé par les ouvrages comportant la totalité des catégories de la classification décimale de Melvil Dewey, système visant la classification de l’ensemble du savoir humain à l’intérieur d’une bibliothèque, inventé au XIXe et perfectionné depuis, l’artiste est allé le confronter avec les classements des sites de vente par Internet, où il a trouvé un système de classification, mais dévergondé, comme l’est l’univers de la marchandise. C’est dans la sous-catégorie « autres » de la catégorie « everything else » (tout le reste) – sic ! – qu’il a trouvé les météorites, ces objets tombés du ciel et ramassés par l’homme pour en faire l’objet de commerce. Ainsi est né le projet qui a prêté le titre à son exposition au Cabinet du livre d’artiste : « Tout l’univers », titre qui contraste délibérément avec le minuscule espace du Cabinet. En effet, si la bibliothèque constitue une sorte d’encyclopédie infinie de tous les savoirs humains, c’est parce que le livre réalise les optima leibniziens en contenant le maximum de richesse dans le minimum d’espace. Tout l’univers, c’est donc l’univers – et le titre – de l’encyclopédie en plusieurs volumes, destinée aux enfants, qui a marqué le destin de Benoît Police. Mais autant c’est d’abord le livre, en tant que porteur d’une culture populaire, qui lui a permis de voyager – ce qui explique sans doute son attachement au livre et à la bibliothèque –, autant ce rapport, l’artiste le renverse à plusieurs reprises : c’est désormais le livre qui peut l’accompagner en voyage. « Suitcase » (valise), projet de 2005, est un gros volume d’une banale encyclopédie d’art contemporain (on lit son titre sur le dos du volume : Contemporary artists) pour laquelle l’artiste a fabriqué une poignée détachable qui permet à la fois de consulter le livre, lorsque la poignée est enlevée, et de le porter comme une mallette ou un attaché-case, pratique pour voyager. La métaphore est facile à déchiffrer.
Mais sa hantise de la classification débouche aussi sur des travaux dans lesquels, au contraire, l’artiste laisse la réalité défier, voire déborder tout classement. Telle est la photo qu’il a choisie pour le carton d’invitation au Cabinet du livre d’artiste, où tous les livres de sa bibliothèque ont été – comme dans un roman d’Elias Canetti – retournés, de telle sorte que leurs dos (avec tout ce qu’on peut lire dessus) se retrouvent au fond de l’étagère et que les livres ne nous montrent alors que les bords de pages massicotées (que les bibliothécaires appellent « gouttières » lorsque la couverture rigide dépasse des cahiers). Alors le choix des livres dans la bibliothèque se fait soit par attrait esthétique soit – si l’on n’y croit pas – par hasard. Une opération analogue a été appliquée à la demande de Benoît Police à l’ensemble des ouvrages du fonds du Cabinet pour toute la durée de son exposition : la classification du catalogue a donc été cachée, mais l’ordre des ouvrages préservé. Le « portable document format », workshop (7) de 2010 à la galerie Elaine Lévy Project à Bruxelles explorait aussi cette possibilité de défier toute classification : sur une table de travail, réalisée avec les déchets de l'exposition précédente, ont été posés deux exemplaires, tirés in situ à la photocopieuse, comportant 192 pages de documents sélectionnés dans la bibliothèque de la galerie. Dans nombre de ses travaux, l’artiste noue donc un lien étroit entre le livre et le territoire. Au Cabinet du livre d’artiste à l’université Rennes 2, non seulement il ouvre les vitrines afin que les imprimés qu’il y présente soient librement accessibles au public, mais encore il réalise – comme il en a l’habitude – une intervention minime consistant cette fois-ci en une petite ouverture dans le plafond, comme s’il fallait redire que la bibliothèque est un lieu destiné à être insensiblement dépassé par le mouvement transcendant qui emporte le lecteur.
Deux travaux présentés au Cabinet du livre d’artiste mettent en rapport le livre et la marche en vertu de l’application des idées psychogéographiques de l’Internationale situationniste. Le premier, a line made by reading, 2005-2009, est une transcription de tous les mots lus – et dans un premier temps enregistrés par un dictaphone – en marchant dans les rues de Paris, selon un trajet choisi préalablement sur la carte : une ligne la plus droite possible. Mis en page sous la forme d’une colonne qui reprend exactement le trajet parcouru sur la carte, ils sont ensuite imprimés sur un leporello de quatre mètres de long qui révèle le vocabulaire ayant pris la possession de l’espace urbain. Poétique et sociologique en même temps, cette collection de mots est une connaissance du territoire, précisément, où se jouent les pouvoirs et les déboires de la vie postmoderne. Dans le second travail, le tunnel de 2010 (8), à la manière de Martial Raysse qui, au milieu des années 1960, projetait un film sur sa toile, Benoît Police projette un diaporama sur le livre, réputé par ailleurs pour sa capacité à recevoir et à porter toute sorte de contenu. Ici cependant, un livre accueille un contenu d’images non pas au moment de sa production, mais – pour ainsi dire – de sa réception. Ce livre, entrouvert pour constituer un écran, porte le titre Le Tunnel, qui s’incruste donc dans chaque image projetée ; il a été trouvé durant l'exploration d'un « interstice urbain » et son titre – le hasard a bien fait les choses – coïncide précisément avec les paysages parcourus. Les photos utilisées pour le diaporama sont celles précisément qui ont été prises lors de la traversée ; l’image et son support s’interpénètrent pour donner une vision « stéréoscopique » de cette escapade dans les interstices de la ville.
D’une manière qu’il serait vain de vouloir saisir dans une seule formule, Benoît Police pratique dans ses travaux la géographie et la bibliothèque, la marche et le livre, l’espace urbain et le relevé cartographique, et d’autres configurations de ce que nous avons dès le départ interrogé comme rapport entre déplacement et langage, deux manières d’habiter l’espace. Elles lui procurent inspirations et fascinations ; il ferait sens de voir là une démarche du marcheur, c’est-à-dire d’une méthode de lire en artiste. « ‘Study ten thousand paintings and walk ten thousand miles (9) » (étudie dix milles peintures et marche dix milles miles), conseille Ad Reinhardt. Pour lire, tout comme pour peindre, il faut se mettre en jambe.
1. Trois essais sur le sensible, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1998, p. 12.
2. « Benoît Police, Géostratégies », 2.0.1. Revue de recherche sur l’art du XIXe au XXIe siècle, n° 2, mai 2009, p. 98.
3.
Nouvelle Revue d’esthétique, n° 2, 2008, p. 97-105.
4.
« Benoît Police, Géostratégies », loc. cit., p. 99.
5. Le géoréférencement est le rattachement de données à des coordonnées géographiques.
6.
In Fictions, Paris, nrf / Gallimard, coll. « Du monde entier », 1973. Un des projets de Benoît Police porte d’ailleurs ce titre : « Babel » est une collection d’images de bibliothèques prélevées dans des magazines de décoration, bibliothèques dont on ne sait si elles sont fictives ou réelles, privées ou collectives, trouvées ou commandées, etc., bref : une vraie confusion biblique.
7.
Avec la participation de Thibaut Espiau et de Charles Mazé.
8. En collaboration avec Thibaut Espiau.
9. « Twelve Rules for the New Academy », in Art-as-Art. The Selected Writings of Ad Reinhardt, ed. by Barbara Rose, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1991, p. 205.
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