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BERNARD VILLERS "LA VUE EN ROSE" . Galerie de photos "La vue en rose" PRENDRE EN MAIN LE VISUEL: DU PLI CHEZ BERNARD VILLERS Est artiste celui qui va à contre-courant de l’évidence ou des façons « naturelles », c'est-à-dire dominantes, de voir, de penser ou de vivre. Ainsi réalise-t-il la fonction critique de l’art, qui est à la fois la fonction créative ; on dit alors que l’artiste nous fait découvrir des mondes, qu’il ouvre de nouveaux horizons ou qu’il nous fait voir les choses. En effet, selon la direction dans laquelle s’exerce cette capacité à dire « non », l’artiste peut apparaître comme inventif ou subversif, créateur ou découvreur : autant de figures de l’être-artiste. Si l’on cantonne souvent l’artiste à la seule réalité visuelle, c’est parce que rien n’aveugle autant que la vision. C’est un paradoxe dont la solution est fondamentale pour la compréhension du phénomène artistique : d’un côté, comme Aristote le remarque déjà, « la vue est le sens par excellence (1) », d’un autre côté l’idée d’évidence s’est forgée à partir du verbe video, je vois. Or, l’évidence aveugle, car est évident ce qui ne nécessite plus d’être interrogé, justifié ou démontré. La vision est donc un piège. Elle crée l’illusion que ce qui est est certain et limpide : la société spectaculaire s’acharne à maintenir cette illusion. La routine aidant, la vision crée aussi l’illusion que ce que l’on voit est la seule chose qui puisse être et qui puisse être vue, et qu’elle ne pourrait jamais être autre : l’habitude de voir les choses telles qu’elles sont, fait d’elles une sorte d’absolu qui exclut d’autres possibilités d’existence. Être artiste, c’est donc résister à la vision et surtout à l’évidence de l’habitude. Mais qu’est-ce que résister à la vue ? Bien avant la phénoménologie, l’art a montré que la vision est opaque, et que ce que l’on voit d’habitude, n’est pas tout ce que l’on peut voir. Pour retrouver la réalité – les choses mêmes –, affirme donc Edmond Husserl, l'analyse phénoménologique exige « l'orientation antinaturelle de l'intuition et de la pensée (2) », c’est-à-dire une inversion du regard. Mais le philosophe ne s’est pas rendu compte du fait que cette inversion du regard est une révolution, c'est-à-dire qu’elle est soutenue par l’action créatrice, inventive et transformatrice de la réalité, par une « prise en main » de la vision. En effet, Husserl n’a pas été assez sensible au fait que l’inversion du regard n’est pas seulement une contemplation pénétrante, mais aussi une action créatrice, qui invente pour découvrir, innove pour dévoiler, produit pour désocculter, etc. Résister à la vision, c’est donc construire une dialectique de la contemplation et de l’action, souvent opposées l’une à l’autre par le passé (3), afin de comprendre que pour changer le monde, il faut d’abord le voir autrement. Le travail de Bernard Villers sur le pli est une extraordinaire illustration de cette ouverture nécessaire de la « vision ». Peintre, il mène une recherche à la fois plastique et poétique sur le pli du livre, notamment à travers ses maisons d’édition, Le Remorqueur éd., fondée en 1976, puis, à partir de 2004, Le Nouveau Remorqueur. Le pli est pour le livre ce que le carré noir est devenu pour la peinture : sa forme élémentaire, son atome et le signe de sa pratique radicale. Mais à la différence du carré noir, le pli est une donnée plastique à la fois visuelle et tactile. Il est principe et matière, concept et mécanisme, forme et mouvement. Lorsqu’on lit ou lorsqu’on feuillette un livre, on ne perçoit pas les plis distinctement, et pourtant on les manipule : non seulement ils ouvrent l’accès au contenu, mais encore ils engendrent la numérotation des pages. En effet, c’est au pli du papier que le livre doit ses extraordinaires caractéristiques en tant qu’objet d’usage. Découvrir le pli comme territoire d’une possible pratique artistique, c’est rendre visible ce qui fait déjà partie de nos expériences les plus ordinaires, sans jamais être perçu explicitement comme un objet digne d’attention spécifique. D’autres plis se posent d’emblée en dehors de l’évidence : ceux de l’origami qui affectionnent la virtuosité ou ceux de Dorothea Rockburne, esthétisants, qui tiennent lieu de formes visuelles. Dans son travail sur le pli, Bernard Villers, au contraire, rend visible comme objet d’action poétique possible ce qui est déjà un objet d’action effective concrète. Il creuse dans l’évidence. En reprenant les analyses d’Henri Bergson (4), on pourrait dire qu’il résiste à la vision intéressée par quelques objectifs pratiques (feuilleter les pages pour avancer dans la lecture), afin de considérer le pli en et pour lui-même. Mais non point pour seulement le contempler. Sensible à la poétique implicite de sa radicale simplicité, Bernard Villers le déplie et le replie, l’introduit dans divers contextes, à la fois plastiques et livresques, pour en comprendre la logique et en dégager toute l’épaisseur de sens. Il fait des livres sur le pli, alors même que le livre s’érige déjà sur le pli. Multi-plier, en effet, est la définition même du dispositif du livre ! Même si dans le livre le pli est souvent caché par la reliure, il reste accessible à la vue de tous, mais peu l’ont vu comme objet d’un travail artistique possible. Avec Pente douce et Mallarmé 1897, livres d’artiste de 1979, Bernard Villers a donc fait la découverte poétique du pli, tout comme Marie Sk?odowska-Curie avait fait un siècle plus tôt, la même année 1897, la découverte du polonium et du radium, alors que les yeux n’en perçoivent pas le rayonnement. Bernard Villers déploie toute une poétique du pli qui en est une exploration (5). Ses livres sont souvent d’une extrême modestie et d’une grande radicalité. Un livre, un pli (2008), par exemple, simple feuille A4 pliée en deux, est d’une part le rappel des « fondamentaux » du livre et d’autre part une discussion avec la conception du pli exposée par Gilles Deleuze dans Le Pli. Leibniz et le baroque (1988), livre dont il reproduit une double page en l’inclinant légèrement, comme s’il voulait signifier que le pli de Deleuze, dont le modèle est le drapé baroque, ne coïncide pas avec le pli du livre. Un autre livre, Formats (in octavo) (2007), propose une lecture des expressions consacrées par lesquelles on désigne les formats des livres, qui est à la fois la lecture de la matérialité du dispositif du livre ; matérialité qui –comme dans tout livre – enveloppe le texte qu’on lit. Un livre concevable, publié par les Éditions Lebeer Hossmann à Bruxelles en 2003, adopte un pliage inhabituel, et pourtant réalisable – donc concevable –, plus proche d’ailleurs d’une carte que d’un livre ; ses pages sont numérotées en caractères rouges. Mais avant d’être pliée, la grande feuille de 70 x 70 cm a reçu l’impression d’un texte énigmatique de Jorge Luis Borges qui commence par : « Je le répète : il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu (6). » La nouvelle publication de Bernard Villers aux Éditions Incertain Sens est aussi une carte. Carte à la fois ordinaire, car elle se plie comme les cartes d’usage courant, et extraordinaire, car c’est une carte du pays de Tendre, représentation littéraire – topographique et allégorique – de la vie amoureuse, que Clélie, héroïne d’un roman précieux de Madeleine de Scudéry, dessine à son amoureux, et dont François Chauveau donne une première représentation graphique, en frontispice du roman, il y a trois cent cinquante ans. L’identité de La Carte de Tendre de Bernard Villers en tant que carte s’affirme par la forme même du pli ; mais elle a peut-être quelques avantages sur les cartes d’aujourd’hui. Alors qu’on a toujours du mal à retrouver les bons plis pour replier la carte une fois utilisée, Bernard Villers a fait imprimer à la « dernière » page de la sienne le schéma qui, en expliquant l’ordre des plis, désigne par là même la page qui est la dernière, lorsque la carte est correctement pliée. Ici, aucun village ni carrefour n’est à cheval sur un pli qui en entraverait la lecture, car la carte n’est qu’une impression en aplat de couleur rose, destinée elle-même à faire rosir le visage du lecteur : « La vue en rose » est le titre de la présentation des travaux de Bernard Villers au Cabinet du livre d’artiste. Là commence l’aspect extraordinaire de cette carte. Elle contribue à la recherche proprement picturale, celle de la couleur rose, sur laquelle se concentre depuis peu le travail de Bernard Villers ; couleur dont l’adage populaire dit qu’elle est l’incarnation de l’insouciance, de la gaieté et du bien-être, mais dans laquelle Francis Ponge voit des choses bien plus sensibles et délicates, finement politiques. En cherchant à attraper – non sans un grain d’ironie – ce bonheur sensuel à travers la peinture, dont la couleur est la prérogative majeure, Bernard Villers renouvelle la tradition picturale de l’et in Arcadia ego (7) : voilà ce que travailler à rebrousse-poil veut dire concrètement pour l’artiste. La découverte artistique du pli, ainsi que de ses applications poétiques et plastiques, a permis à Bernard Villers de ne pas se plier aux manières usées d’être peintre et aux attentes du public, des institutions ou du marché, mais plutôt de les plier à son art. Il ne pratique pas un art du pli, mais le contraire : dans La Carte de Tendre, il plie la recherche picturale au livre d’artiste et à ses plis. En effet, on voit s’y croiser deux séries de recherche développées par Bernard Villers : l’une, plus récente, construit une poétique du pli ; l’autre retrouve l’esprit de ses premiers livres d’artiste, il y a plus de trente ans, qui prolongeaient la pratique picturale dans l’espace du livre. On peut penser que son minimalisme pictural l’a conduit au livre, que le livre l’a conduit au pli, que le pli l’a conduit à une poétique qui, elle, l’a fait retrouver, dans La Carte de Tendre notamment, la recherche picturale. On observera que cette carte est marquée d’une valeur poétique puissante que communiquent des moyens strictement picturaux. Au Cabinet du livre d’artiste, Bernard Villers présente non seulement ses nombreux livres, mais aussi ses travaux récents relatifs à cette recherche sur la couleur rose. Une discrète ironie se glisse dans le présent numéro du journal Sans niveau ni mètre, un clin d’œil critique et poétique à la fois. Les pages intérieures (re)produisent en effet deux de ces travaux portant sur le rose, une aquarelle et un collage, mais elles les (re)produisent en gris. C’est ce qui se passe souvent lorsque les peintres acceptent les façons de faire du « monde de l’art » : pour des raisons budgétaires, leurs tableaux sont alors souvent reproduits en noir et blanc, ce qui annule toute l’information sur le travail de la couleur, travail souvent consubstantiel à la démarche picturale même. Mais dans le cas de Bernard Villers, la (re)production en gris est intégrée à ses recherches sur le rose ; elle peut même être interprétée comme une interrogation portant sur la perception sociale de l’art. Là est son clin d’œil critique. En effet, la modestie de l’impression en noir et blanc est le choix de notre Journal, mais en même temps son projet – voire son ambition – est de ne pas publier des reproductions d’œuvres, mais des œuvres originales reproductibles; ainsi Sans niveau ni mètre devient-il une formidable galerie de travaux d’artistes qui se reconnaissent dans la conviction que l’art n’en est pas moins « authentique » pour avoir emprunté une forme imprimée. Bernard Villers y ajoute les siens. Il a même thématisé cette situation, lui, qui depuis plusieurs décennies déplace une bonne part de sa pratique picturale vers le support du livre, en ajoutant à la fin du titre de ses deux travaux sur le rose une innocente formule de graphiste : « en niveaux de gris ». Cela donne, par exemple, « Mélange d'un rouge de cadmium, d'une laque de garance et d'un jaune, en niveaux de gris ». Cette précision seule suffit pour changer le statut des images qu’offre le présent numéro du Journal: elles ne sont plus des œuvres reproduites, mais des œuvres picturales à part entière (dont la problématique est toujours la recherche de la couleur rose) dans la structure desquelles a été intégrée la reproduction imprimée ; des œuvres reproductibles. C’est le statut de l’imprimé en tant que véhicule de l’art qui permet, précisément, d’expliciter le paradoxe : les études portant sur le rose, mais imprimées « en niveaux de gris », ont le même statut d’œuvre originale reproductible que La Carte de Tendre, elle imprimée en couleur. Son rose n’est pas la reproduction d’une couleur rose, mais un rose produit par la reproduction imprimée, choisi selon le pantone (échantillon standardisé de couleurs utilisé par les imprimeurs). La Carte de Tendre ainsi que les travaux sur la couleur rose imprimés « en niveaux de gris » ne font que confirmer l’élargissement du champ expérimental de la peinture sur le territoire de l’imprimé. Avec son rose qui illumine le visage du lecteur, La Carte de Tendre est une nouvelle incarnation de la topographie élégiaque en peinture. Elle confère à l’Arcadie un nouveau lieu et propose ainsi un autre regard sur le bonheur souverain en peinture, regard à la fois désillusionné et poétique, mais au fond proprement pictural : articulé à la recherche de la couleur rose, ce regard ne renvoie-t-il pas aussi - comme le suggère d’ailleurs le choix du texte de Francis Ponge – à la quête de l’incarnat, couleur de la chair, dans l’histoire de la peinture ? En même temps, et par-dessus tout, La Carte de Tendre est peut-être la démonstration de la souveraineté de l’artiste à travers la forme imprimée de la peinture. 1. Aristote, De L’Âme, 429a, trad. E. Barbotin, Paris, Belles Lettres, 1989, p. 78.
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